Stéphane Dumas — EPITHELIA

1. Plusieurs sources antiques indiquent que Marsyas fut transformé  zen fleuve : Palaiphatos, Les histoires incroyables, 47 ; Hygin, Fables, CLXV ; Pausanias, X, 30, 9 ; Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, XIX, 324

2. Diodore de Sicile, III, LIX, 3-4 ; Plutarque, Propos de table, VII, 8. Dans Les vies des hommes illustres (“Alcibiade”, IV) Plutarque apporte le témoignage d’Alcibiade sur le mépris de certains Athéniens à l’égard de l’aulos, qui ne permet pas de chanter à celui qui en joue.

3. C’est ainsi que Raphaël et son atelier figurent l’évènement, sur le plafond de la Stanza della Segnatura, au Vatican. Le peintre de la Renaissance s’est inspiré de la composition d’un sarcophage romain, aujourd’hui perdu (cf. E.Wind, infra). D’autres bas-reliefs antiques représentant la scène

nous sont parvenus.

4. Edgar Wind, “L’écorchement de Marsyas”, in Mystères païens de la Renaissance, trad. P. E. Dauzat, Paris, Gallimard, 1992 (1958), chapitre XI, p.187. Raphaël Cuir, en reprenant cette hypothèse, interprète la figure de la peau de saint Barthélemy, dans le Jugement Dernier de Michel-Ange, comme une injonction faite à l’artiste de s’écorcher soi-même (“Dissèque-toi toi-même, portrait de l’artiste en silène post-humain”, in Ouvrir Couvrir, Paris, Verdier, 2004).

5. Rabelais, Gargantua, “Prologue”. L’auteur fait références aux Silènes d’Alcibiade, dans le célèbre passage du Banquet de Platon, au cours duquel Alcibiade compare Socrate à Marsyas. Tous deux sont comme ces boîtes sculptées en forme de Silène, très courantes à Athènes, et qui, sous une enveloppe grotesque, renfermaient un trésor précieux. Ce passage inspira, entre autres, Pic de la Mirandole (“Lettre à E.Barbaro”), Marsile Ficin (Commentarium in Convivium Platonis, de Amore,) et Érasme (Adage 2201, “Les Silènes d’Alcibiade”).

6. Jacques Derrida, Le toucher, Jean Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p.47.

7. Dans la théorie psychanalytique du Moi-peau de Didier Anzieu, certains de ces interdits sont décrits comme nécessaires pour que les autres sens puissent se développer chez l’enfant, tissant une intersensorialité  qui favorise le développement du langage symbolique. Didier Anzieu, Le Moi-peau,  Paris, (Bordas, 1985), Dunod, 1995.

8. “Haptique est un meilleur mot que tactile, puisqu’il n’oppose pas deux organes des sens, mais laisse supposer que l’œil peut lui-même avoir cette fonction qui n’est pas optique.” Gilles Deleuze et Félix Guattari, “Le lisse et le strié”, dans Capitalisme et schizophrénie, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, (1980) 2004, p.614. Voir aussi, concernant le rapport entre la main et l’œil, Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, (Différence, 1981), Seuil, 2002.

9. C’était l’un des nombreux surnoms du dieu, liés à ses capacités d’archer. Voir G. Dumézil., “Les quatre pouvoirs d’Apollon dans le prologue de l’Iliade”, dans Apollon sonore et autres essais. Esquisses de mythologie. Paris, Gallimard, 1982, chap. 6.

10. Juseppe de Ribera, Apollon et Marsyas, 1637. Il existe deux versions de cette composition. L’une, que j’analyse plus particulièrement ici, car j’étaye mon argumentation sur certains de ses éléments, se trouve aux Musées Royaux des Beaux Arts, Bruxelles. L’autre, d’une facture plus enlevée et sans doute plus forte, est au Musée San Martino, Naples.

 11. Georges Bataille, Le coupable, in Œuvres complètes, t.V, Paris, Gallimard, 1973, p. 296.

12. Cette représentation n'apparaît sans doute qu'à partir du 16è siècle. Auparavant, le dieu ne semble pas infliger lui-même le supplice.

13. Jacques Derrida, op.cit., p.148.

14. Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, XIX, 319-323, trad. J. Gerbeau, Paris, Les Belles Lettres, p.126. D'autres auteurs emploient le terme outre (askos), pour évoquer la peau dépecée du satyre : Hérodote, VII, 26 ; Platon, Euthydème, 385, c ; Aristide Quintilien, La Musique, II, XVIII ; Agathias, IV, 23.

15. Hérodote, VII, 26 ; Xénophon, Anabase, I, 2, 8.

16. Elien, Histoire variée, 13, 21, trad. A. Lukinovich et A. F. Morand, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p.144.

17. Xipe Totec, “notre seigneur l’écorché”, est un dieu aztèque présidant notamment à la renaissance du cycle végétal. On lui sacrifiait des victimes humaines en les écorchant. Il était représenté vêtu d’une peau humaine. Voir Jacques Soustelle, L’Univers des Aztèques, Paris, Hermann, 1979.

18. Joseph Beuys, Infiltration homogène pour piano à queue, le plus grand compositeur contemporain est l’enfant thalidomide. Action réalisée à l’Académie des Beaux Arts de Düsseldorf, le 28, 07, 1966. Acquisition du MNAM, Centre Pompidou, Paris, en 1976. La Thalidomide est un médicament contre la douleur, commercialisé dans les années 1960. Elle fut abondamment prescrite aux femmes enceintes, mais elle entraîna de graves malformations chez les nouveau-nés.

19. Quelques années après l’acquisition d’Infiltration homogène par le Centre Pompidou, le sculpteur vient restaurer son œuvre : il dépouille le piano de son ancienne enveloppe, abîmée, pour la remplacer par une nouvelle ; puis il accroche la dépouille à la cimaise du musée, en lui donnant comme titre Die Haut [La peau]. En 1985, vers la fin de sa vie, il donne une nouvelle dimension à la relation entre le piano et sa peau de feutre, en créant l’environnement intitulé Plight.

20. Jean Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, (1992) 2000, p.85.

21. Ibid., p.102.

22. Ibid., p.9.

23. Ibid., p.94.

24. Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.

25. Jean Luc Nancy, ibid., p.95.

26. Voir Marianne Massin, “Figures de silène et troublants supplices”, dans Les figures du ravissement, Paris, Grasset, 2001.

 

27. Entra nel petto mio, e spira tue si come quando Marsïa traesti de la vagina de le membra sue.

 

Dante, “Le Paradis”, I, 13-20, La Divine Comédie, trad. J. Risset, Paris, Flammarion, p.21.

28. Georges Bataille, Histoires de rats, Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1971, p.114.

29. Jean Luc Nancy, Être singulier pluriel, cité par Jacques Derrida, op.cit., p.136.

30. Georges Didi Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, p.10-11. Les citations de Georges Bataille proviennent de L’Expérience intérieure (1943) et de “Le coupable” (1944).

31. Jean Guillaumin, “La peau du centaure. Le retournement projectif de l’intérieur du corps dans la création littéraire”, dans Corps création. Entre Lettres et Psychanalyse, Lyon, Presses Ubiversitaires de Lyon, 1980. Nous n’abordons pas ici la théorie du Moi-peau de Didier Anzieu, mais elle affleure dans plusieurs passages de ce texte. Cette théorie, selon laquelle le psychisme est étayé sur le modèle cutané, est très spécifiquement et ouvertement reliée à la lecture du mythe de Marsyas pratiquée par Anzieu. Cf. Didier Anzieu, op.cit.

32. Jean Guillaumin, ibid., p.257.

33. Voir à ce sujet François Dagognet, La peau découverte, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1993.

34. Œuvre créée à l'Ars Elctronica Center de Linz, dans des conditions techniques optimales : salle immersive, parois-écrans, vision stéréoscopique, son surround…

35. Maurice Benayoun, World skin : un safari photos au pays de la guerre, sur le site Internet de l'artiste, www.moben.net

36. Ibid.

37. Ibid.

38. Ibid.

39. bid.

40. Ibid.

41. Ibid.

42. Entretien entre Maurice Benayoun et Julien Knebusch, mars 2003, sur le site Internet www.olats.org, projet Fondements Culturels de la Mondialisation (FCM).

43. Art Orienté objet (AOo), Skin Culture, 1996.

44. Julia Reodica, hmNextTM – Designer Hymen Project, produit par vivoLabs, 2004.

45. Les citations suivantes de Kira O'Reilly sont extraites de la communication faite par l'artiste au cours de la Bio Difference conference, BEAP (Biennial of Electronic Arts Perth), Perth, 9/11/2004, disponible sur le site Internet www.beap.org. Je remercie l'auteur de m'avoir communiqué sa version de travail, plus complète, de ce texte. La traduction est réalisée par moi.

46. Ibid.

47. Ibid.

48. Ibid.

49. Ibid.

50. Ibid.

51.  Ibid.

52. Ibid.

53. Kira O'Reilley, Marsyas - running out of skin [Marsyas - à court de peau], projet sur lequel l'artiste a travaillé en 2003-04 au cours d'une résidence au laboratoire de SymbioticA, University of Western Australia, Perth.

54. Kira O'Reilly, op.cit.

55. Ibid. Plus tard, l'artiste a réinvesti ces expériences dans une performance impliquant un cochon mort.

56. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, III, 59, 5, trad. B. Bommelaer, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p.92.

57. Dans le Banquet de Platon, Alcibiade, nous l'avons déjà noté, compare Socrate à Marsyas : sous des apparences frustes, le discours socratique, de même que la musique du satyre, recèlent des trésors. Cette topologie du noyau (l'âme) caché par l'écorce, ne correspond plus du tout à la question qui nous occupe à ce point de notre réflexion. C'est la peau rêche du satyre qui nous fait signe ici  : "[…] la peau d'un insolent Satyre […]", selon certaines traductions (Platon, Le Banquet, 221, trad. L. Robin, Paris, Gallimard, Folio, (1950) 2003, p.162).

58. Après avoir organisé l'exposition L'ART BIOTECH', à la Scène Nationale du Lieu Unique à Nantes, Jens Hauser travaille actuellement sur le projet d'une exposition internationale sur le thème de "la peau comme interface technologique", où des œuvres prenant diverses procédures biotechnologiques comme moyen d'expression dialogueront avec des installations et des réalisations de techniques traditionnelles. Cf. L'Art Biotech, Jens Hauser (ed): Nantes, Trézélan, 2003.

59. Voir, à ce sujet, l'article de Jens Hauser, "Derrière l'Animal l'Homme ? Altérité et parenté dans l'art biotech' ", dans Bernard Lafargue, "Animaux d'artistes", Figures de l'Art, n°8Pau, 2005. Thomas Zaunschirn, a récemment publié deux grands articles intitulés "Im Zoo der Kunst" ("Au Zoo de l'art"), dans "Kunstforum" 174 et 175, 2005, p. 39-103 et 38-125, sur les artistes ayant travaillé avec des animaux vivants ou des matières biologiques, depuis les années 1960.

60. SymbioticA est un laboratoire de collaboration art/science, géré par les artistes du Tissue Culture & Art Project, à la University of Western Australia.

61. Kira O'Reilly, op. cit.

62. Rainer Maria Rilke, Lettres sur Cézanne, trad. Ph. Jacottet, Paris, Seuil, 1991, p.47

63. Francis Bacon parle même de "brutalité du fait", expression dont David Sylvester a fait le titre de ses entretiens avec l'artiste : David Sylvester, The Brutality of Fact. Interviews with Francis Bacon, Londres, Thames and Hudson, 1975. Dans son bel article intitulé "Marsia scoiato", Claude Jamain, quant à lui, considère Marsyas, figure de "l'incongru", comme une incarnation de la dimension corporelle en art : la part du cri et la "raucité" du chant. Claude Jamain, « Marsia scoiato », dans L'Incongru dans la littérature et l'art, sous la direction de Pierre Jourde, Paris, Kimé, 2004, pp.99-109.

Le mythe de Marsyas, un paradigme pictural.

 

Stéphane Dumas

 

Cet article dégage la notion de "peau créatrice" à partir du mythe grec de Marsyas.

 

Apollon écorche Marsyas.

 

À travers notre peau, il en va de notre rapport au monde et à nous-mêmes. Plus encore qu’une mise à nu, l’écorchement est une mise à vif. La victime est totalement dépossédée de son enveloppe corporelle. Ce dévoilement radical entraîne la mort. L’écorché ruisselle et se vide de son sang.1 L’agon musical tourne au supplice radical, à l’annihilation du vaincu par mise à vif de l’intérieur de son organisme.

Il y a là, à l’évidence, un excès, une disproportion entre l’enjeu du duel et le châtiment, même si l’on considère que le satyre musicien a commis un crime impardonnable en se mesurant à un dieu.

J’avance l’hypothèse selon laquelle Apollon devient ici le prototype du je, expression du sujet tel que le conçoit la civilisation occidentale. Un je sujet d’une action absolument transitive : Je t’écorche ! Cette hypothèse est liée (mais sans réelle causalité) à l’une des raisons pour lesquelles Apollon gagne ce duel : il superpose le chant au jeu instrumental, ce que son rival ne peut accomplir en jouant de la flûte.2 Certes la voix d’Apollon n’est pas celle de l’ego. Mais c’est une voix signifiante, celle du logos, face à la musique purement instrumentale de son rival.

 

Marsyas suspendu.

 

Le satyre, accroché par les poignets à un arbre, nu, le corps étiré de tout son long, les pieds ballants, est un motif fréquemment reproduit par la sculpture hellénistique, puis romaine. C’est la position la plus propice à l’écorchement. Dans les fragments sculpturaux en ronde-bosse qui nous sont parvenus, Marsyas est seul. Mais il semble qu’il pouvait être associé à un esclave se préparant à infliger le supplice en affûtant son couteau, et, peut-être, à Apollon, assis ou debout, faisant face à la scène, sa cithare posée à ses côtés, vêtu, calme, impérieux et en pleine possession de ses moyens.3

Marsyas suspendu est souvent humanisé, ses attributs animaux étant réduits au minimum. Son corps est dans une position verticale, mais pas debout. Parfois représenté la tête en bas, à partir de la Renaissance, il est dans la posture d’un gibier, ou dans celle d’un noyé auquel on tenterait de faire cracher le liquide emplissant ses poumons. On peut y voir le paradigme de la victime et l’expression d’une tragédie : l’être humain, qui s’est confronté à un dieu, mesure l’étendue de son impuissance, de toute la longueur de son corps étiré. Mais il exprime aussi, et surtout, la pesanteur. On pourrait y voir le corps humain figuré comme simple sac à viscères ne demandant qu’à se vider pour se soulager de sa propre pesanteur.

 

Marsyas suspendu est le complément d’objet passif du verbe transitif "écorcher", dont le sujet est Apollon. Il me semble cependant que cette transitivité comporte une part de réflexivité. C’est même en cela qu’elle exprime l’action d’un véritable sujet. D’un certain point de vue, grâce à l’agon, puis l’écorchement, Apollon et Marsyas forment un couple indissociable.

Edgar Wind a soutenu la thèse selon laquelle la Renaissance a fait de ce mythe une allégorie du « Connais-toi toi-même » apollinien : « [ ] l’écorchement était lui-même un rite dionysiaque, une tragique épreuve de purification consistant à dépouiller l’homme extérieur de sa laideur pour révéler la beauté de son moi intérieur ».4 Dans l’allégorie de l’écorchement de Marsyas, le logos apollinien est mis en scène en tant que parole signifiante dévoilant le sens des choses au-delà de leur apparence. L’enveloppe corporelle est réduite au rôle d’écran opaque, masquant le fonctionnement interne du corps, obstacle que l’anatomiste écarte pour pratiquer son exploration scientifique. De même, le philosophe néo-platonicien, dans sa quête de la « substantifique moelle »5, ôte l’écorce pour s’approcher du noyau, de l’essence des choses. Marsyas suspendu devient alors le paradigme de l’objet de la connaissance, exposé et offert au scalpel du savoir.

 

Si le sujet peut se positionner en tant que tel, face au monde, c’est que la connaissance du monde lui permet de se connaître soi-même. Cette réflexivité du savoir est devenue fondamentale dans la pensée occidentale. On constate donc, dans le processus cognitif du sujet, à l’égard de l’objet de son savoir, à la fois une mise à distance et un retour de force de l’objet sur le sujet, produisant une sorte de contact avec soi-même. La fonction d’appropriation du monde, inhérente au processus cognitif occidental, est en grande partie basée sur le modèle sensori-moteur haptique. L’existence elle-même du sujet dépend de cet aller-retour, de cette respiration, qui peut confiner à la syncope : « Mais Je se touche en s’espaçant, en perdant le contact avec soi, justement à se toucher. Pour se toucher, il coupe le contact, il s’abstient de toucher. Ça se touche, un Je. »6 Le sens du toucher, les interdits le concernant7, et son dépassement dans l’haptique8, sont largement à la base de la relation entre sujet et objet, et de sa remise en question à travers la notion de tact, que nous aborderons plus loin.

 

Apollon, le dieu qui frappe de loin9, me semble symboliser la posture cognitive du sujet face au monde. Les attributs divins sont l’arc et la cithare, instruments qui lui permettent d’atteindre et de toucher à distance, soit pour frapper violemment, soit pour effleurer en pénétrant l’auditeur d’une émotion artistique. À lui revient donc la capacité de toucher sans rentrer en contact. À Marsyas, par contre, dont l’instrument fusionne avec la bouche, devenant presque une extension du système respiratoire, revient le toucher par contact direct. Le couple Apollon-Marsyas me paraît être la figure de la tension entre proximité et distanciation, entre fusion et arrachement.

 

Apollon dépèce sa victime à pleines mains.

 

L’hypothèse qui vient d’être énoncée fonde la lecture que je propose de la figure gémellaire peinte par Ribera dans son Apollon et Marsyas.10 Le satyre est étalé au sol. Sa peau ridée et vallonnée sent la sueur et la terre. Il fait partie du terrain sur lequel se construit la scène. Son visage renversé nous interpelle de ses yeux exorbités. Il est sur le point de se vider de son être par la vanne béante de sa bouche, comme s’il allait être saisi par les spasmes d’un vomissement inexorable. Dans ce paroxysme ultime de sa vie, son visage incarne « un cri de peur qui voit », selon la saisissante expression de Georges Bataille.11 Apollon, le sujet rayonnant, a la peau lisse et blanche. Il se déploie sur le ciel, qui est son domaine. Il déchire de ses propres mains la peau de sa victime.12 Il est tellement concentré qu’il en ferme presque les yeux. Mais, si tout oppose les deux adversaires, ils sont pourtant dépeints dans un corps à corps aussi fusionnel qu’antagoniste. L’assistance, interdite, se tient à l’écart, rejetée au bord du tableau.

 

La main gauche de la divinité écarte la peau déchirée, alors que sa main droite, qui tient le couteau, plonge dans la chair. Elle semble littéralement soudée au genou de Marsyas, comme si les deux personnages n’en formaient qu’un seul. La couleur vermillon de la face interne du tégument arraché est proche de celle du manteau enveloppant le corps divin. Les gonflements de l’étoffe évoquent la chair pulpeuse d’un fruit. Son mouvement part du ventre du satyre, sur lequel le tissu a glissé, pour s’enrouler autour du corps d’Apollon, avant de s’envoler, comme aspiré hors du tableau, dans un effet théâtral.

 

Apollon retourne la peau de Marsyas pour s’en revêtir.

 

En un retournement réflexif, le sujet lisse endosse la peau de son complément d’objet rugueux. Sans cet événement déchirant, il se pourrait bien que la réalité du sujet Apollon, trop distante, devienne tellement lissée qu’elle tende au non-événement. En échange de cette rugosité, le geste divin introduit un « écart dans le contact, le dehors dans le dedans du contact »13, renversement matérialisé par le retournement de la peau du satyre, qui, transfigurée, devient un élément aérien. On trouve un écho d’une telle mutation cutanée dans le roman de Michel Tournier intitulé Vendredi ou les limbes du Pacifique : après avoir lutté corps à corps avec un bouc sauvage et l’avoir tué, Vendredi transforme sa peau tannée en un cerf-volant. Accrochée par une ficelle à sa jambe, la membrane aérienne le suit partout, inscrivant sur le ciel la chorégraphie de ses mouvements.

On observe également la figure de la peau aérienne, singulièrement déployée à une échelle architecturale, dans la sculpture tendue intitulée Marsyas, qu’Anish Kapoor ancra pendant quelques mois, en 2002, aux parois de la Tate Modern de Londres.

 

De fait, cette figure de peau était déjà suggérée par certaines sources antiques du mythe. Nonnos de Panopolis écrit : « Mais le dieu le dépouilla de sa peau velue en le suspendant à une branche et il en fit une outre animée : souvent, au sommet de l’arbre, le vent qui s’y engouffrait lui donnait forme à son image, comme si le pâtre babillard chantait à nouveau »14. Hérodote situe l’outre de la peau du satyre sur une place publique, alors que Xénophon la localise dans la grotte d’où jaillissait la rivière Marsyas15. Élien ajoute : « À Célainai, si quelqu’un joue de l’aulos sur le mode phrygien, près de la peau du Phrygien, la peau vibre. En revanche, s’il joue l’air pour Apollon, elle reste immobile et semble sourde. »16 Marsyas survivrait ainsi à son écorchement, sous les espèces de son enveloppe corporelle.

 

Apollon, sans voix, est enveloppé de la peau de Marsyas.

 

Le rapport entre Apollon et Marsyas est pour le moins surprenant. Certes, d’un point de vue anthropologique, le fait d’imaginer le dieu se revêtant de la peau du satyre, tel Xipe Totec17, est une totale invention de ma part. Mais cette hypothèse n’est pas sans échos dans les arts plastiques modernes.

 

En 1966, Joseph Beuys accomplit une performance au cours de laquelle il coud une couverture de feutre autour d’un piano à queue, comme pour l’habiller d’un vêtement grossier.18 Le titre abrégé donné à la sculpture ainsi créée est Infiltration homogène. La forme luisante et polie de l’instrument raffiné disparaît entièrement sous son enveloppe faite de poils d’animaux foulés, ne laissant à voir qu’un corps pataud ayant la grâce de celui d’un éléphant.

 

À ma connaissance, Beuys n’a jamais parlé de Marsyas. Pourtant, au cours de cette performance, n’a-t-il pas soigneusement enveloppé le sujet Apollon avec la peau de son complément d’objet Marsyas ? Associer le dieu grec de la musique au piano, instrument majeur de la culture musicale européenne, ne me paraît pas abusif. Il reste à justifier l’état particulièrement inquiétant dans lequel est placé l’instrument apollinien, ne pouvant plus émettre aucun son, sous son enveloppe de feutre.

Le sculpteur allemand considérait la civilisation occidentale comme gravement malade. Le logos d’Apollon aurait perdu sa voix, à force d’être étouffé par une rationalité étriquée. Mais, dans la figure du piano emballé, la peau du satyre (la couverture de feutre) n’est pas seulement un grand étouffoir, cette pièce de feutre permettant d’arrêter la vibration d’une corde de piano.

Beuys a souvent justifié l’usage abondant du feutre dans son travail par les propriétés que possède ce matériau d’emmagasiner la chaleur (notamment celle du corps humain), tout en laissant respirer les corps qu’il enveloppe. Un soi-disant épisode autobiographique, que l’artiste aimait à raconter, met en valeur le rôle lénifiant de la couverture de feutre. Loin de l’étouffer, la peau rêche de Marsyas viendrait donc s’appliquer autour du corps d’Apollon pour le réchauffer et laisser la vie s’infiltrer à nouveau en lui.19

 

En l’écorchant, Apollon fusionne avec Marsyas, l’espace d’un instant.

 

La mise en tension du mythe de Marsyas avec certaines œuvres plastiques modernes ou contemporaines me permet donc d’envisager une interprétation qui diffère largement de la lecture néoplatonicienne qui prévalait à la Renaissance.

 

Posons comme hypothèse que notre rapport au monde repose sur une sorte de toucher suspendu, ce que Jean Luc Nancy nomme le tact « d’avant tout sujet »20, « [ ] la pose et la dépose, le rythme de l’allée-venue du corps au monde. Le tact délié, partagé de lui-même. »21 Le tact est plus une « pesée » qu’un toucher. Si notre rapport au réel est trop distant, trop lissé, trop suspendu, il finit par se scléroser. Si le virtuel perd toute relation à l’actuel, au corps actuel, il risque de disparaître ou bien de devenir une projection tendant à s’approprier le réel de façon tyrannique. Comme si Apollon, tel qu’il est représenté par Ribera, se détachait irrémédiablement du corps de Marsyas et du terrain sur lequel il prend appui. Comme si le savoir ne comportait plus une part d’inhérence à son objet, mais en devenait le survol, la pure mise à distance.

 

Plaçons-nous donc dans la perspective du tact comme contact syncopé avec le monde. La représentation que nous nous faisons de celui-ci - et de nous-mêmes comme partie du monde - n’existe que par tension avec quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la représentation, quelque chose d’innommable, situé en deçà ou au-delà du spectre de notre représentation, quelque chose qui a un rapport au corps - pas le corps idéalisé, mais plutôt le corps-viande - quelque chose qui échappe à la signification préétablie et à l’inscription définitive. Jean Luc Nancy invente le verbe « ex-crire » pour exprimer l’acte de rendre compte de cette chose étendue, mais qui ne se sait pas étendue. L’« ex-cription » fonde une topologie créative et extrêmement délicate, car sans catégories connues, « à corps perdu »22.

 

L’ « espace spasmé », entre déchirement et fusion, dans lequel a lieu le corps à corps entre Apollon et Marsyas tel que le dépeint Ribera, est-il autre chose que l’ « espacement des corps, ce qui [ ] ne veut rien dire d’autre que l’infinie impossibilité d’homogénéiser le monde avec lui-même, et le sens avec le sang. »23 ?

 

Il est également possible de pratiquer une lecture très précise du tableau de Ribera selon la pensée deleuzienne du pli, développée autour de la philosophie leibnizienne et de la vision baroque du monde24. Dans cette optique, il me semble qu’on pourrait reprendre la citation de Nancy, en la modifiant : il ne s’agit pas d’ » homogénéiser », mais de « plier » « le monde sur lui-même et le sens sur le sang ». Apollon et Marsyas semblent en effet se déplier de part et d’autre de l’horizon, à partir d’un même tissu.

 

Le monde des corps, l’immonde opaque, est plié sur le sujet lui-même, comme le sang sur le sens. L’écorchement ferait-il sens ?

« Cette pensée rend fou [ ] le monde est son propre rejet, le rejet du monde est le monde. »25

Mais comment relier l’écorchement de Marsyas et le tact ? Il est difficile d’imaginer qu’Apollon inflige au satyre quelque chose qui serait de l’ordre d’un toucher retenu, d’une caresse… fût-elle mortelle ! N’oublions pas, cependant, que la cithare est l’attribut d’Apollon, au même titre que l’arc, et que, si sa musique caresse l’oreille, elle n’en est pas moins une arme. D’un point de vue néoplatonicien et chrétien, cet écorchement, en tant que sacrifice et métamorphose, devient un ravissement, dans tous les sens du terme.26 Apollon opère un rapt brutal et radical sur la personne de Marsyas, en lui retirant son enveloppe corporelle. Mais ce dépouillement est aussi la métaphore d’une extase mystique, d’une inextinguible soif du divin, exprimée par Dante à l’orée de son Paradis :

 

O bon Apollon, pour ce dernier labeur, fais de moi le vase de ta valeur […]. Entre dans ma poitrine et souffle, toi, comme quand tu as tiré Marsyas, hors de la gaine de ses membres.27

 

Le poète s’adresse à Apollon, largement identifié au Christ, lui demandant de le transformer en un simple « vase », pour s’emplir du souffle divin, quitte à être, au préalable, écorché vif et vidé comme l’outre de Marsyas…

Est-il envisageable de concilier cette soif mystique de transcendance, de purification foudroyante, de dépossession de soi-même, liée au christianisme de façon presque guerrière, de concilier, donc, cette soif d’absorption par le divin dans le martyre, avec une pensée du corps « d’avant tout sujet », une pensée du tact et de son aller-retour entre les corps et la conscience ? Peut-on penser d’un même mouvement l’écorchement et la caresse ?

Ce fut, me semble-t-il, l’une des entreprises tentées par Georges Bataille. Sa démarche est singulière, certes, et, sans doute, à la fois masculine et singulièrement peu masculine, pour atteindre l’autre, le féminin, ou l’autre du féminin, sans vraiment l’atteindre ; pour le manquer, donc, mais sans le viser - et c’est peut-être la seule façon d’atteindre :

 

Nous ne disposons pas de moyens pour atteindre : à la vérité, nous atteignons ; nous atteignons soudain le point qu’il fallait [ ] ; mais que de fois nous le manquons, pour cette raison précisément que le chercher nous en détourne, nous unir est sans doute un moyen de manquer à jamais le moment du retour. Soudain, dans ma nuit, dans ma solitude, l’angoisse cède à la conviction : c’est sournois, non plus même arrachant (à force d’arracher, cela n’arrache plus), soudain le cœur de B. est dans mon cœur28.

 

Comme l’écrit Jean Luc Nancy, en regard de ce passage de Bataille : « Tout se passe peut-être exactement entre la perte et l’appropriation : ni l’une, ni l’autre [ ]. »29 Perte et appropriation sont, à coup sûr, deux mots-clés qualifiant la rencontre d’Apollon et de Marsyas. « Tout se passe », donc, sur un seuil, à la lisière…

Cette topographie de la lisière, de l’étendue réduite à une frange, une ligne de friction, voire à un point de contact - le point visé, le foyer, mais aussi le sommet du cône visuel, l’œil - cette topographie nous ramène à la peau, à sa sensibilité, capable de distinguer un point infime, et à son pouvoir de faire image. « Et c’est là ce que Bataille lui-même devait bien entendre, dans L’Expérience intérieure, lorsqu’il parlait d’’atteindre le point’, ce point de déchirure, ce ‘moment suppliciant’ de l’image dans le creuset duquel ‘voir’ devait équivaloir à ‘un cri de peur qui voit’ ».30

 

La peau dépouillée de Marsyas frissonne sur son nouveau corps.

 

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le « moment du retour », dans le mythe, soit celui au cours duquel la peau écorchée du satyre frémit lorsqu’on joue, près d’elle, la musique de l’aulos, comme le relate Élien. En 1972, Giuseppe Penone réalise une sculpture nommée Gant, dont il semble qu’on n’ait conservé que la trace photographique montrant les deux mains de l’artiste côte à côte, les paumes ouvertes. On ne voit a priori, dans cette photo, rien de particulier. Pourtant, la main droite (à gauche de l’image) produit l’impression étrange d’avoir une peau plus neuve que celle de sa voisine. Lorsqu’on regarde de près, on s’aperçoit que les sillons de sa peau, au lieu d’être en creux, sont en relief, formant un dermographisme à peine perceptible.

En fait, le sculpteur a réalisé un moulage de sa main gauche, dont il a pris l’empreinte en relief dans une très fine membrane de latex. Une fois retournée comme un gant, cette seconde peau est enfilée par la main droite, à laquelle elle s’adapte. Celle-ci endosse donc le négatif de la peau prêtée par la main gauche. Nous avons ici une figure de la fusion, ou, du moins, de l’échange des téguments, dans une présentation du processus d’empreinte, dont l’existence même dépend de la suspension d’un contact fusionnel.

Cette simultanéité du touchant et du touché advient grâce à une représentation du touché : la nouvelle peau, endossée par la main droite, n’est pas autre chose que l’infime interstice existant entre les deux mains, lors du toucher de la première par la seconde. Représentation aux limites,  cette membrane peut être vue comme une matérialisation de la sensation d’être touchée, éprouvée par la main gauche, comme si l’une et l’autre mains échangeaient ces propos : « - Touchée ! tu es touchée ! - Touchée ! je suis touchée Tu es enveloppée de ma sensation d’être touchée par toi !» Gant est un chiasme visuel, un chiasme de peau.

- Touché !, dit Apollon en écorchant Marsyas.

- Pourquoi m’écorches-tu ?, crie le satyre. En retour, je t’enveloppe !

Gant est une figure du tact, figure paradoxale, car une sensation éprouvée n’a pas d’étendue (le tact est de l’ordre de la syncope), contrairement à la trace matérielle laissée par un geste (la touche picturale, par exemple). Ce qui est important, ici, c’est bien la touche, dans laquelle un ressenti, de l’ordre de l’invisible, finit par acquérir l’étendue d’un corps. Gant donne à voir quelque chose d’invisible et d’intime, comme au travers d’une greffe de peau, qui serait presque trop littérale, si elle n’était, justement, presque invisible.

 

L’artiste (Marsyas) s’écorche et retourne sa peau, pour en offrir en partage l’épaisseur interne, innervée, comme support d’inscription du monde.

 

Cette réflexion menée à partir du mythe de Marsyas nous conduit maintenant vers les prémices d’une topologie du partage créatif de l’expérience sensible du monde, partage fondé sur le tact. Cette topologie est en partie basée sur la peau. Ce besoin d’étendue, dans un rapport au monde fondé sur une conscience qui, en soi, n’a pas d’étendue, est assouvi par le tissage d’une seconde peau. Celle-ci correspond au retournement symbolique de la peau de l’artiste, au cours de l’acte créateur.

 

La psychanalyse fournit de nombreux éléments d’interprétation de la création artistique en tant que seconde peau (corps de substitution), matérialisation d’une projection sur un écran cutané et paradigme du fond comme surface d’inscription. La théorie de la création littéraire élaborée par Jean Guillaumin, à partir du mythe du centaure Nessos, est particulièrement intéressante à cet égard31.

Héraclès punit le centaure pour avoir tenté de séduire sa femme, Déjanire. Le héros lui décoche une flèche, trempée dans le sang de l’Hydre de Lerne. Avant de mourir - et pour se venger - Nessos dévoile à Déjanire un charme, qui lui garantira la fidélité de son mari : il lui conseille de faire cadeau à Héraclès d’une tunique imprégnée de son propre sperme et de son sang. Lorsque celui-ci s’en revêt, le vêtement magique se colle à sa peau et lui inflige les douleurs atroces d’une brûlure généralisée, à tel point que la seule issue, pour le héros, est de se suicider dans un brasier.

 

Selon Guillaumin, le mythe de Nessos exprime le cheminement du travail créateur, et la tunique chargée d’excrétions est une métaphore du véhicule de la création artistique. Cette seconde peau, qui fusionne avec celle d’Héraclès pour le consumer, est un détournement, un renversement de l’enveloppe protectrice maternelle, qui sert d’étayage à la construction du moi (l’idée de Guillaumin est proche de celle du Moi-peau de Didier Anzieu). Le « retournement projectif » de l’intérieur de la peau sur l’extérieur correspond, selon le psychanalyste, à une posture créative. Nous nous constituons un système de filtre de protection psychique, qui nous permet de canaliser, sans les subir, les agressions venues de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur même du psychisme. Grâce à l’œuvre d’art, ce filtre est transformé en support, en corps dans lequel s’incarnent les fantasmes de l’écrivain.

Ce retournement cutané serait présent dans tout phénomène créatif : la peau, retenant les traces de la vie, devient la paroi de la caverne, le fond blanc du papier, l’écran tactile. On pourrait soutenir, dans le même élan, que le placenta, irrigué par la paroi utérine, devient la toile innervée du Web.

 

Mon hypothèse admet que ce sont ces surfaces inscriptives de traces elles-mêmes qui, arrêtant et retenant le négatif du mouvement actif de la projection, constituent à la fois l’analogon et le représentant concret (aux fins de donner une enveloppe à l’œuvre enfant) de la peau du corps de l’artiste, en même temps que de celle du corps de sa mère : plus précisément encore, de la paroi interne du corps propre et du corps maternel. Peau du dedans, retournée ensuite en enveloppe externe, qui devient le support quasi hallucinatoire de l’imaginaire de l’auteur en l’œuvre qu’il enfante.32

 

La théorie de Guillaumin est très proche de celle à laquelle m’a conduit ma réflexion à partir du mythe de Marsyas. Toutefois, l’une des réserves que j’émets (elle vaut aussi pour la théorie d’Anzieu) concerne l’aspect résolument pelliculaire qu’y revêt la peau. Même si celle-ci y apparaît parfois comme une synecdoque du corps entier, elle y est généralement l’équivalent d’un tissu, qui s’identifie peut-être trop facilement à l’image ou au texte.

 

N’oublions pas que la peau n’est une pellicule que par analogie avec l’enveloppe du corps en tant qu’image, simulacre. Au contraire, en tant qu’organe du toucher, mais aussi de la perspiration, l’épaisseur de la peau est peut-être aussi importante que sa superficie : elle fait partie quasi intégrante des systèmes nerveux et respiratoire (et peut-être digestif, mais à un bien moindre degré).33 Ces fonctions relient l’enveloppe et l’épaisseur corporelles.

 

Pour cette raison, mon approche d’une topologie de la création plastique, à partir d’une réflexion sur le mythe de Marsyas, si proche soit-elle de la théorie de Guillaumin concernant l’écriture, s’en écarte, notamment, par cette notion d’épaisseur. La création artistique ne serait pas une seconde peau pelliculaire, mais une épaisseur de chair innervée, mise à nu lors du retournement de la peau de l’artiste. Et ce retournement ne serait pas une transposition, une mise à plat métaphorique d’une archéologie intérieure personnelle, au travers de complexes mécanismes fictionnels. Ce retournement serait plutôt la mise en partage d’un support d’inscription non programmé et, dans une certaine mesure, asocial, d’un support d’« ex-cription », pour reprendre le néologisme forgé par Jean Luc Nancy, support-épaisseur dans lequel l’inscription esthétique du monde ne se figerait pas, mais serait livrée dans son devenir.

 

Marsyas, à court de peau.

 

Je poserai maintenant la question du rapport entre le virtuel et l’actuel, tel qu’il travaille notre relation à la peau en tant qu’image, simulacre (l’eïdolon de Leucippe et Démocrite) dans quelques œuvres de plasticiens actuels.

En 1997, Maurice Benayoun crée l’installation interactive intitulée World skin : un safari photos au pays de la guerre.34 On y voit un écran sur lequel est projeté un montage virtuel fait à partir de matériaux photographiques tirés de la médiatisation de guerres (seconde guerre mondiale et Bosnie). Le public est muni d’appareils photos et accède à l’espace où est projeté ce paysage dramatique en trois dimensions. À chaque fois qu’un touriste de la guerre prend un cliché, un blanc apparaît dans le paysage, correspondant au cadrage de sa photographie, selon l’angle précis de sa prise de vue.

 

Alors que le public avance virtuellement dans le paysage, ce rectangle blanc se déforme selon la perspective : par exemple, un personnage se détachera de son environnement, silhouetté par sa réserve blanche, puis, plus loin, un autre élément du paysage apparaîtra séparément, également gommé parce qu’il se trouvait dans le cadrage. « Ce sont des fragments d’images arrêtées qui jalonnent l’espace. Il en ressort l’impression étrange de parcourir un fantôme de guerre, un cimetière d’images qui n’en est pas moins profondément actuel. »35

Si le mitraillage photographique s’intensifie, le paysage en trois dimensions se réduit de plus en plus au profit de la réserve blanche, l’épiderme de l’écran de projection envahissant l’image. Toutefois, le déplacement du spectateur renouvelle le panorama, apportant des éléments « encore vierges du regard d’autrui. »36 La matière sonore, quant à elle, introduit un décalage par rapport au mimétisme visuel : par exemple, le clic de l’appareil photo devient un coup de feu. À leur sortie de la pièce, les touristes ont le droit d’emporter les tirages sur papier des photographies qu’ils ont prises et qui deviennent ainsi les métaphores de prises de guerre.

 

« Nous prenons des photos. Par notre geste - agression puis plaisir à partager - nous arrachons la peau du monde. Celle-ci devient trophée et notre gloire augmente quand le monde disparaît. »37 La dimension haptique de la photographie, mode d’appropriation du monde par l’image de substitution, est ici pleinement opératoire. L’appareil photo devient une arme qui s’ignore, « une arme à effacer »38, permettant de frapper à distance Encore Apollon écorchant Marsyas, par la main de son esclave !

« Ce qui est en jeu ici, c’est la place de l’image dans notre prise de possession du monde. »39 L’image qui s’intercale entre le monde et nous, surtout lorsqu’elle est démultipliée par les media, est d’abord un témoignage, parfois même un dévoilement : « Avec les médias, la guerre devient une scène publique - comme on dit « une fille publique » - obscène, où la souffrance se donne à voir. »40

Mais l’image photographique, en tant qu’arme, est à la fois une appropriation et une neutralisation : « [la guerre] participe de la réification de l’autre. La prise de vues dépossède de l’intimité de la douleur en même temps qu’elle en témoigne. »41 Notre posture de spectateurs de la guerre contemporaine, par l’intermédiaire des media, pousse donc l’artiste à nous faire rejouer l’écorchement de Marsyas par Apollon : « nous arrachons la peau du monde »...

 

Utilisant un medium aussi lisse que les supports d’images servant habituellement au lissage médiatique de notre rapport au monde, cette mise en scène sophistiquée nous met en face du problème de notre réalité, souvent plus virtuelle qu’actuelle. L’artiste prend position par rapport au phénomène de réduction du réel à un écran connecté à un réseau de communication :

 

L'autre problème lié à notre rapport contemporain à l'espace-temps mondial est la fluidité totale et l'absence de rugosité de l'espace de communication. Pour moi s'il n'y a pas de rugosité, de surface de friction, il y a un risque de sur-réaction. [ ] Le rôle de l'artiste est de réintroduire de la rugosité, le grain de sable.42

 

En s’appropriant les nouveaux media, le but de l’artiste est d’adopter ces techniques lisses, pour leur insuffler un rapport au corps actuel : un peu de la rugosité de la peau du satyre… On peut se demander si les procédés électroniques interactifs sont vraiment capables, pour l’instant du moins, de redonner à l’art une dimension corporelle. Ils permettent en tout cas à l’artiste de composer une allégorie efficace de notre rapport au monde, dans une parodie dramatique de l’attitude du touriste plaçant son appareil photo comme un bouclier entre le monde et lui-même.

Les Trophées de Chasse Humains d’Olivier Goulet nous parlent également d’appropriation par la peau, mais dans un medium plus incarné et au sein d’une relation plus personnalisée. Cet artiste propose depuis quelques années de réaliser votre buste en plâtre par un procédé de moulage. Le terme employé, pour désigner l’effigie obtenue, est celui de « prise », qui joue entre les différents sens du mot : la prise du plâtre (son durcissement, qui permet la prise d’empreinte), la prise de vue photographique (tirer le portrait), celle de la préhension (prise de judo, d’alpinisme, etc.) et, enfin, celle de l’appropriation (prise de guerre ou de chasse).

Le tirage en plâtre est peint ou recouvert d’une peau en latex coloré, laissant souvent visibles certaines parties du support rigide. Le commanditaire peut accrocher au mur cette effigie, dans la position d’un « trophée de chasse ». La peau flasque peut également être présentée comme pendant du tirage en plâtre, comme si le buste original se dédoublait en un simulacre mou.

Il en va, ici, de notre identité et de notre rapport à l’autre - ou à nous-même - par l’image. Ces

sculptures donnent corps à la notion de simulacre, en le transformant en dépouille, elle-même détournée en trophée. Cette peau écorchée, maquillée en objet décoratif, est à la fois une vanité (au sens que lui a donné la peinture du XVIIe siècle) et une métaphore des sentiments souvent troubles qui sous-tendent nos rapports sociaux, ainsi que l’image que nos nous faisons de nous-mêmes. Tout comme a pu l’être l’outre de Marsyas accrochée à son arbre, à la fois relique, masque mortuaire, trophée et baudruche dérisoire.

 

En tant que plasticien, je travaille moi-même sur la peau et l’image humaine. J’ai notamment réalisé une installation nommée La salle des peaux perdues, constituée de voiles rectangulaires en silicone de la hauteur d’un corps, portant des empreintes fragmentaires d’organes humains. Ces peaux, suspendues dans l’espace, éclairées par transparence, enveloppent le lieu dans lequel pénètre le public. En fait, les empreintes ne sont pas moulées d’après des corps. Cela serait d’ailleurs très délicat à réaliser, puisque, dans ces effigies hybrides, des images d’organes internes (intestin, estomac, etc.) côtoient les traces de parties externes du corps (main, visage, sein, etc.).

 

En réalité, les empreintes sont réalisées à partir d’ex-voto, objets moulés en cire, représentant des parties du corps humain, et accrochés dans les églises de certains pays latins en signe de gratitude pour une guérison. Le fait de travailler à partir de ces objets existants et chargés d’un secret, me permet de conférer à ces effigies une identité à la fois très personnelle (liée à la maladie) et entièrement anonyme (les personnes auxquelles se réfèrent ces ex-voto ne sont pas identifiées). D’où l’expression « peaux perdues », intégrée dans le titre…

La technique de moulage nécessite un arrachement entre l’empreinte et sa matrice : la peau apparaît lorsqu’elle est pelée, dissociée de son moule, pour être suspendue. Cependant, loin d’arracher sa peau à quelqu’un, même virtuellement, mon processus de fabrication consiste plutôt à couler l’image (la matière est d’abord liquide), à fabriquer une sorte de tégument, pour englober les fragments disparates des ex-voto en une seule entité.

 

La création plastique se situe quelque part entre la perte et l’appropriation, nous en parlions plus haut, « ni l’un, ni l’autre », ou, plutôt, l’un et l’autre en même temps : à la fois écorchement et

cicatrisation.

Un certain nombre de plasticiens tentent actuellement d’utiliser les biotechnologies pour incarner leurs idées. Plusieurs d’entre eux semblent fascinés par les possibilités offertes par la culture biologique de cellules cutanées humaines. Le duo d’artistes Art Orienté objet a réalisé des cultures de peau humaine qui ont ensuite été tatouées avec divers motifs43. Ces morceaux de peau, supports de signes, sont exposés dans des boîtes de Pétri ou dans des bocaux, en tant qu’œuvres d’art produites en laboratoire.

 

La démarche de Julia Reodica, quant à elle, est proche de la précédente, lorsqu’elle commercialise, dans des boîtes transparentes, des « hymens » constitués de tissus cellulaires cultivés à partir de ses propres cellules vaginales et dont dont les perforations forment des signes44. Son objectif est également de proposer une greffe d’hymen à l’acheteur qui, si les problèmes techniques et légaux peuvent être résolus, choisira l’orifice de son corps où il désire que cette nouvelle virginité lui soit implantée avant la performance au cours de laquelle sera pratiquée la défloration. L’artiste, d’origine philippine, accomplit un travail critique et parodique sur la valeur sacrée attachée par certaines civilisations aux preuves de la virginité.

Orlan a le projet de confectionner un Manteau d’Arlequin à partir de pièces de peaux humaines cultivées en laboratoire grâce à des cellules données par des personnes de couleurs différentes. Ce vêtement représentera une étape supplémentaire dans son travail sur l’hybridation. Les peaux créées par tous ces artistes offrent leur support physique à nos projections culturelles concernant surtout l’identité sociale, politique et sexuelle.

 

J’analyserai ici plus particulièrement la démarche de Kira O’Reilly, bien que je n’aie pas eu l’occasion de participer à l’une de ses performances. Cette artiste aborde le corps en tant que thème, à travers son corps qui devient site, medium et substance de l’œuvre. La question posée par son travail est : « Comment être un corps, MAINTENANT ? »45 Dans ses performances, elle fait passer sa peau du statut de territoire privé à celui de terrain d’expérimentation partagé avec le public. “La relation entre les espaces internes/externes du corps est explorée en tant que continuum. La frontière perméable de la membrane cutanée remet en question son statut de conteneur impénétrable d’un moi cohérent et figé.”46

 

L’artiste explore divers moyens de gommer cette barrière entre l’intérieur du corps et l’espace public. Ainsi, dans ses Blood Drawings, elle dessine avec son sang. Elle s’inspire également de pratiques médicales et, plus particulièrement, chirurgicales. Parfois, elle offre au public participant à ses performances sa peau comme support d’inscription et même d’incision, “ses tissus corporels évoquant des notions de trauma (blessure) et de stigma (marque), dans le sens d’une ‘souillure’ et d’une ouverture du corps, suggérant l’altérité, le fait d’être autre.”47 Son enveloppe cutanée, exposée aux regards, devient un voile dont “les fils, constituant la trame d’une histoire personnelle, sexuelle, sociale et politique, se nouent et se dénouent en des permutations variées.”48

La notion d’événement est essentielle dans la pratique de Kira O’Reilly. Sa propre peau, transformée en un «palimpseste de coupures en passe d’être effacées, d’architectures cicatricielles de peau déchirée »49, suggère une topographie où la superficie devient écoulement temporel : chaque geste ayant laissé sa trace, a eu lieu « à l’endroit juste, à l’instant approprié pour investir le moment, l’action, l’évènement.»50 Il s’agit d’une «topographie inusitée de la proximité et de la distance, au sein de laquelle s’établissent des connexions autres, où des évènements émergent et s’enfoncent au même endroit, en un même instant. »51 Cette singulière cartographie du corps humain entraîne une façon de « reconsidérer le corps et l’incorporation ».52

 

Dans son travail intitulé Marsyas - running out of skin53, l’artiste a tenté de réaliser une culture cellulaire de sa propre peau, évoquant un motif de dentelle.

Fabriquer une dentelle suppose de générer des tensions au sein d’un réseau de motifs constitués de vides et de boucles. Ses connotations sont de l’ordre du domestique, de l’intime, du privé, du personnel, des sous-vêtements, du féminin, de l’excessif, de la préciosité et de l’éphémère.54

 

La technique de cette œuvre est complexe et n’a pas permis, pour l’instant, d’obtenir le résultat escompté. Le tissu cellulaire doit croître en suivant une structure de dentelle réalisée en fils chirurgicaux dégradables. Plusieurs essais préalables, à partir de cellules de porc, ont été nécessaires. Kira O’Reilly pratique elle-même les prélèvements de tissu porcin par biopsie. Le scalpel en main, elle est en proie à d’étranges considérations identitaires sur sa relation avec ce cochon : « Utiliser le porc comme mannequin, associé, double, jumeau, autre moi, poupée, moi imaginaire ; s’identifier tendrement et férocement au cochon, imaginer que je fusionne avec lui, au travers d’une culture commune »55

Lorsque Apollon pratiqua une biopsie bien plus radicale sur Marsyas, fut-il en proie à de tels sentiments ? L’apparence de distance insensible, prêtée au dieu dans la plupart des représentations faites de la scène, ne laisse pas supposer ce trouble. Pourtant, Diodore évoque un Apollon déprimé, après que le supplice eut été infligé : « Mais rapidement pris de repentir et affligé de ce qu’il avait fait, il rompit les cordes de sa cithare et détruisit le type d’harmonie qu’il avait découvert. »56 Avec l’écorchement du satyre, quelle trouble mutation identitaire s’opère-t-elle au plus profond du dieu ?

 

« La peau d’un insolent Satyre. »57

 

En utilisant les biotechnologies, les artistes dont je viens de parler se confrontent à des questions d’identité non seulement personnelle, mais concernant l’espèce humaine. La réflexion théorique sur le « post-humain » est déjà très nourrie, à partir, notamment, de la remise en cause des frontières entre l’humain, l’animal et même les autres règnes du vivant. Les rapports entre l’art et les biotechnologies donnent même lieu à des expositions thématiques d’envergure.58 En incarnant leur projet dans un medium vivant, certains artistes font plus que franchir la limite entre le virtuel et l’actuel. Leurs motivations, en cela, plongent souvent leurs racines dans une remise en cause de la place dominante de l’homme par rapport à l’animal.59 L’usage de cobayes de laboratoire n’est-il pas d’une cruauté comparable à celle de l’écorchement de Marsyas, l’homme-animal, par Apollon ?

Les artistes, travaillant à la matérialisation de leurs idées au moyen de cultures cellulaires ou d’autres processus corporels mettant en œuvre des techniques scientifiques, apportent, depuis quelques années, une dimension critique et une corporéité à l’essor de ces recherches scientifiques et de leurs applications dans la vie quotidienne. Les paroles suivantes de Kira O’Reilly, concernant son travail à SymbioticA60, n’ont rien à voir avec la méthode scientifique :

 

Dans ce travail, il y a un puissant désir de métisser l’intégrité de l’incorporation avec toutes ses associations agréables et repoussantes, avec tous ses à-côtés grouillant d’ambivalences et d’ambiguïtés. Dans cette optique, ce travail se place dans la continuité des récits concernant l’« autre », le « monstrueux » et les angoisses profondes enfouies dans la représentation que se fait notre société des innovations actuelles de la biomédecine et de la biotechnologie.61

 

 L’art franchit les frontières, et, notablement, celle qui a été dessinée entre l’humain et l’animal, de même qu’entre le sujet et son objet. Rilke ne disait-il pas de Cézanne, peignant d’après le motif : « Il a dû s’asseoir là-devant comme un chien, regardant avec simplicité, sans aucune nervosité ni la moindre arrière-pensée »62 ? La peau retournée de l’ « insolent satyre » ne nous apporte pas tant la projection d’un monde intérieur sur l’extérieur, que le retour, sans arrière-pensée, à la dimension du fait, à sa rugosité.63

Conférence « Creative Skin. The Return of Marsyas », Fact, Liverpool, 2008

Marsyas suspendu. Copie romaine d’un modèle hellénistique du IIIe s. av. J.C., marbre, H : 2m05, Musée du Louvre, Paris. Photo Musée du Louvre.

Raphaël et son atelier, Apollon et Marsyas, médaillon du plafond de la Stanza della Segnatura, entre 1508 et 1511, fresque et mosaïque, Musée du Vatican, Rome. Photo  Musée du Vatican.

Jusepe de Ribera, Apollon et Marsyas, 1637, huile sur toile, 185 X 242 cm., Musées Royaux des Beaux Arts, Bruxelles. Photo Musées Royaux des Beaux Arts.

Montage à partir du même : la peau de Marsyas et le manteau d’Apollon.

Anish Kapoor, Marsyas, 2002, PVC et acier, env. 30 x 130 x 20 m. Vue partielle. Tate Modern, Londres. Photo extraite du catalogue Anish Kapoor. Marsyas, Londres, Tate publishing, 2002.

 

Joseph Beuys, Infiltration homogen für Konzertflügel, der gröste komponist der Gegenwart ist das Contergau Kind [Infiltration homogène pour piano à queue, le plus grand compositeur contemporain est l’enfant thalidomide], 1966, piano à queue et couverture de feutre cousue, Musée National d’Art Moderne, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris. Photo extraite du catalogue Joseph Beuys, Caroline Tisdall, New York, The Solomon R. Guggenheim Museum, 1979.

Joseph Beuys, Die Haut [La Peau], 1985, couverture de feutre cousue, Musée National d’Art Moderne, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris. Photo Centre Ponpidou.

Giuseppe Penone, Ganto [Gant], 1972, gant en latex. Collection particulière. Photo extraite du catalogue Giuseppe Penone, Paris, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou,

Maurice Benayoun, World skin : un safari photos au pays de la guerre, 1997.

Oliver Goulet, Trophées de Chasse Humains, Plâtre et latex, 1998-2005. Photo fournie par l’artiste.

Art Orienté objet (AOo), Skin Culture [Culture de peau], 1996, tatouage  sur tissu cellulaire, dans une boîte de Pétri. Photo provenant du site Internet des artistes, artorienteobjet.free.fr

Julia Reodica, Unisex_Hymen @2weeks [Hymen_unisex @2semaines], culture de tissu musculaire aortique de rat et de cellules vaginales de l’artiste dans une boîte transparente, 2004. Photo fournie par l’artiste.

Kira O’Reilly, Post Succour (legs), [Post Succour (jambes)], Peau portant des traces d’incisions. Photo prise à l’issue de la performance Succour, 2001. Photo de Manuel Vason, fournie par l’artiste.

Stéphane Dumas © 2017

1. Plusieurs sources antiques indiquent que Marsyas fut transformé en fleuve : Palaiphatos, Les histoires incroyables, 47 ; Hygin, Fables, CLXV ; Pausanias, X, 30, 9 ; Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, XIX, 324

 

2. Diodore de Sicile, III, LIX, 3-4 ; Plutarque, Propos de table, VII, 8. Dans Les vies des hommes illustres (“Alcibiade”, IV) Plutarque apporte le témoignage d’Alcibiade sur le mépris de certains Athéniens à l’égard de l’aulos, qui ne permet pas de chanter à celui qui en joue.

 

3. C’est ainsi que Raphaël et son atelier figurent l’évènement, sur le plafond de la Stanza della Segnatura, au Vatican. Le peintre de la Renaissance s’est inspiré de la composition d’un sarcophage romain, aujourd’hui perdu (cf. E.Wind, infra). D’autres bas-reliefs antiques représentant la scène nous sont parvenus.

 

4. Edgar Wind, “L’écorchement de Marsyas”, in Mystères païens de la Renaissance, trad. P. E. Dauzat, Paris, Gallimard, 1992 (1958), chapitre XI, p.187. Raphaël Cuir, en reprenant cette hypothèse, interprète la figure de la peau de saint Barthélemy, dans le Jugement Dernier de Michel-Ange, comme une injonction faite à l’artiste de s’écorcher soi-même (“Dissèque-toi toi-même, portrait de l’artiste en silène post-humain”, in Ouvrir Couvrir, Paris, Verdier, 2004).

 

5. Rabelais, Gargantua, “Prologue”. L’auteur fait références aux Silènes d’Alcibiade, dans le célèbre passage du Banquet de Platon, au cours duquel Alcibiade compare Socrate à Marsyas. Tous deux sont comme ces boîtes sculptées en forme de Silène, très courantes à Athènes, et qui, sous une enveloppe grotesque, renfermaient un trésor précieux. Ce passage inspira, entre autres, Pic de la Mirandole (“Lettre à E.Barbaro”), Marsile Ficin (Commentarium in Convivium Platonis, de Amore,) et Érasme (Adage 2201, “Les Silènes d’Alcibiade”).

 

6. Jacques Derrida, Le toucher, Jean Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p.47.

 

7. Dans la théorie psychanalytique du Moi-peau de Didier Anzieu, certains de ces interdits sont décrits comme nécessaires pour que les autres sens puissent se développer chez l’enfant, tissant une intersensorialité  qui favorise le développement du langage symbolique. Didier Anzieu, Le Moi-peau,  Paris, (Bordas, 1985), Dunod, 1995.

 

8. “Haptique est un meilleur mot que tactile, puisqu’il n’oppose pas deux organes des sens, mais laisse supposer que l’œil peut lui-même avoir cette fonction qui n’est pas optique.” Gilles Deleuze et Félix Guattari, “Le lisse et le strié”, dans Capitalisme et schizophrénie, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, (1980) 2004, p.614. Voir aussi, concernant le rapport entre la main et l’œil, Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, (Différence, 1981), Seuil, 2002.

 

9. C’était l’un des nombreux surnoms du dieu, liés à ses capacités d’archer. Voir G. Dumézil., “Les quatre pouvoirs d’Apollon dans le prologue de l’Iliade”, dans Apollon sonore et autres essais. Esquisses de mythologie. Paris, Gallimard, 1982, chap. 6.  10. Juseppe de Ribera, Apollon et Marsyas, 1637. Il existe deux versions de cette composition. L’une, que j’analyse plus particulièrement ici, car j’étaye mon argumentation sur certains de ses éléments, se trouve aux Musées Royaux des Beaux Arts, Bruxelles. L’autre, d’une facture plus enlevée et sans doute plus forte, est au Musée San Martino, Naples.

 

11. Georges Bataille, Le coupable, in Œuvres complètes, t.V, Paris, Gallimard, 1973, p. 296.12. Cette représentation n'apparaît sans doute qu'à partir du 16è siècle. Auparavant, le dieu ne semble pas infliger lui-même le supplice. 13. Jacques Derrida, op.cit., p.148.

 

14. Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, XIX, 319-323, trad. J. Gerbeau, Paris, Les Belles Lettres, p.126. D'autres auteurs emploient le terme outre (askos), pour évoquer la peau dépecée du satyre : Hérodote, VII, 26 ; Platon, Euthydème, 385, c ; Aristide Quintilien, La Musique, II, XVIII ; Agathias, IV, 23.

 

15. Hérodote, VII, 26 ; Xénophon, Anabase, I, 2, 8.

 

16. Elien, Histoire variée, 13, 21, trad. A. Lukinovich et A. F. Morand, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p.144.

 

17. Xipe Totec, “notre seigneur l’écorché”, est un dieu aztèque présidant notamment à la renaissance du cycle végétal. On lui sacrifiait des victimes humaines en les écorchant. Il était représenté vêtu d’une peau humaine. Voir Jacques Soustelle, L’Univers des Aztèques, Paris, Hermann, 1979.

 

18. Joseph Beuys, Infiltration homogène pour piano à queue, le plus grand compositeur contemporain est l’enfant thalidomide. Action réalisée à l’Académie des Beaux Arts de Düsseldorf, le 28, 07, 1966. Acquisition du MNAM, Centre Pompidou, Paris, en 1976. La Thalidomide est un médicament contre la douleur, commercialisé dans les années 1960. Elle fut abondamment prescrite aux femmes enceintes, mais elle entraîna de graves malformations chez les nouveau-nés.

 

19. Quelques années après l’acquisition d’Infiltration homogène par le Centre Pompidou, le sculpteur vient restaurer son œuvre : il dépouille le piano de son ancienne enveloppe, abîmée, pour la remplacer par une nouvelle ; puis il accroche la dépouille à la cimaise du musée, en lui donnant comme titre Die Haut [La peau]. En 1985, vers la fin de sa vie, il donne une nouvelle dimension à la relation entre le piano et sa peau de feutre, en créant l’environnement intitulé Plight.

 

20. Jean Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, (1992) 2000, p.85. 21. Ibid., p.102.

 

22. Ibid., p.9.

 

23. Ibid., p.94.

 

24. Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.

 

25. Jean Luc Nancy, ibid., p.95.

 

26. Voir Marianne Massin, “Figures de silène et troublants supplices”, dans Les figures du ravissement, Paris, Grasset, 2001.

 

27. Entra nel petto mio, e spira tue si come quando Marsïa traesti de la vagina de le membra sue.

Dante, “Le Paradis”, I, 13-20, La Divine Comédie, trad. J. Risset, Paris, Flammarion, p.21.

 

28. Georges Bataille, Histoires de rats, Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1971, p.114.

 

29. Jean Luc Nancy, Être singulier pluriel, cité par Jacques Derrida, op.cit., p.136.29. Jean Luc Nancy, Être singulier pluriel, cité par Jacques Derrida, op.cit., p.136.

 

30. Georges Didi Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, p.10-11. Les citations de Georges Bataille proviennent de L’Expérience intérieure (1943) et de “Le coupable” (1944).

 

31. Jean Guillaumin, “La peau du centaure. Le retournement projectif de l’intérieur du corps dans la création littéraire”, dans Corps création. Entre Lettres et Psychanalyse, Lyon, Presses Ubiversitaires de Lyon, 1980. Nous n’abordons pas ici la théorie du Moi-peau de Didier Anzieu, mais elle affleure dans plusieurs passages de ce texte. Cette théorie, selon laquelle le psychisme est étayé sur le modèle cutané, est très spécifiquement et ouvertement reliée à la lecture du mythe de Marsyas pratiquée par Anzieu. Cf. Didier Anzieu, op.cit.

 

32. Jean Guillaumin, ibid., p.257.

 

33. Voir à ce sujet François Dagognet, La peau découverte, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1993. 34. Œuvre créée à l'Ars Elctronica Center de Linz, dans des conditions techniques optimales : salle immersive, parois-écrans, vision stéréoscopique, son surround…

 

35. Maurice Benayoun, World skin : un safari photos au pays de la guerre, sur le site Internet de l'artiste, www.moben.net36. Ibid.

 

37. Ibid.

 

38. Ibid.

 

39. Ibid.

 

40. Ibid.

 

41. Ibid.

 

42. Entretien entre Maurice Benayoun et Julien Knebusch, mars 2003, sur le site Internet www.olats.org, projet Fondements Culturels de la Mondialisation (FCM).

 

43. Art Orienté objet (AOo), Skin Culture, 1996.

 

44. Julia Reodica, hmNextTM – Designer Hymen Project, produit par vivoLabs, 2004.

 

45. Les citations suivantes de Kira O'Reilly sont extraites de la communication faite par l'artiste au cours de la Bio Difference conference, BEAP (Biennial of Electronic Arts Perth), Perth, 9/11/2004, disponible sur le site Internet www.beap.org. Je remercie l'auteur de m'avoir communiqué sa version de travail, plus complète, de ce texte. La traduction est réalisée par moi.

 

46. Ibid.

 

47. Ibid.

 

48. Ibid.

 

49. Ibid.

 

50. Ibid.

 

51.  Ibid.

 

52. Ibid.

 

53. Kira O'Reilley, Marsyas - running out of skin [Marsyas - à court de peau], projet sur lequel l'artiste a travaillé en 2003-04 au cours d'une résidence au laboratoire de SymbioticA, University of Western Australia, Perth.

 

54. Kira O'Reilly, op.cit.

 

55. Ibid. Plus tard, l'artiste a réinvesti ces expériences dans une performance impliquant un cochon mort.

 

56. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, III, 59, 5, trad. B. Bommelaer, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p.92.

 

57. Dans le Banquet de Platon, Alcibiade, nous l'avons déjà noté, compare Socrate à Marsyas : sous des apparences frustes, le discours socratique, de même que la musique du satyre, recèlent des trésors. Cette topologie du noyau (l'âme) caché par l'écorce, ne correspond plus du tout à la question qui nous occupe à ce point de notre réflexion. C'est la peau rêche du satyre qui nous fait signe ici  : "[…] la peau d'un insolent Satyre […]", selon certaines traductions (Platon, Le Banquet, 221, trad. L. Robin, Paris, Gallimard, Folio, (1950) 2003, p.162).

 

58. Après avoir organisé l'exposition L'ART BIOTECH', à la Scène Nationale du Lieu Unique à Nantes, Jens Hauser travaille actuellement sur le projet d'une exposition internationale sur le thème de "la peau comme interface technologique", où des œuvres prenant diverses procédures biotechnologiques comme moyen d'expression dialogueront avec des installations et des réalisations de techniques traditionnelles. Cf. L'Art Biotech, Jens Hauser (ed): Nantes, Trézélan, 2003.

 

59. Voir, à ce sujet, l'article de Jens Hauser, "Derrière l'Animal l'Homme ? Altérité et parenté dans l'art biotech' ", dans Bernard Lafargue, "Animaux d'artistes", Figures de l'Art, n°8Pau, 2005. Thomas Zaunschirn, a récemment publié deux grands articles intitulés "Im Zoo der Kunst" ("Au Zoo de l'art"), dans Kunstforum 174 et 175, 2005, p. 39-103 et 38-125, sur les artistes ayant travaillé avec des animaux vivants ou des matières biologiques, depuis les années 1960.

 

60. SymbioticA est un laboratoire de collaboration art/science, géré par les artistes du Tissue Culture & Art Project, à la University of Western Australia.

 

61. Kira O'Reilly, op. cit.

 

62. Rainer Maria Rilke, Lettres sur Cézanne, trad. Ph. Jacottet, Paris, Seuil, 1991, p.47

 

63. Francis Bacon parle même de "brutalité du fait", expression dont David Sylvester a fait le titre de ses entretiens avec l'artiste : David Sylvester, The Brutality of Fact. Interviews with Francis Bacon, Londres, Thames and Hudson, 1975. Dans son bel article intitulé "Marsia scoiato", Claude Jamain, quant à lui, considère Marsyas, figure de "l'incongru", comme une incarnation de la dimension corporelle en art : la part du cri et la "raucité" du chant. Claude Jamain, « Marsia scoiato », dans L'Incongru dans la littérature et l'art, sous la direction de Pierre Jourde, Paris, Kimé, 2004, pp.99-109.

Le mythe de Marsyas, un paradigme pictural.

 

La peau créatrice, Stéphane Dumas

 

Cet article dégage la notion de peau créatrice à partir du mythe grec de Marsyas.

 

Apollon écorche Marsyas.

 

À travers notre peau, il en va de notre rapport au monde et à nous-mêmes. Plus encore qu’une mise à nu, l’écorchement est une mise à vif. La victime est totalement dépossédée de son enveloppe corporelle. Ce dévoilement radical entraîne la mort. L’écorché ruisselle et se vide de son sang.1 L’agon musical tourne au supplice radical, à l’annihilation du vaincu par mise à vif de l’intérieur de son organisme.

Il y a là, à l’évidence, un excès, une disproportion entre l’enjeu du duel et le châtiment, même si l’on considère que le satyre musicien a commis un crime impardonnable en se mesurant à un dieu.

J’avance l’hypothèse selon laquelle Apollon devient ici le prototype du je, expression du sujet tel que le conçoit la civilisation occidentale. Un je sujet d’une action absolument transitive : Je t’écorche ! Cette hypothèse est liée (mais sans réelle causalité) à l’une des raisons pour lesquelles Apollon gagne ce duel : il superpose le chant au jeu instrumental, ce que son rival ne peut accomplir en jouant de la flûte.2 Certes la voix d’Apollon n’est pas celle de l’ego. Mais c’est une voix signifiante, celle du logos, face à la musique purement instrumentale de son rival.

 

Marsyas suspendu.

 

Le satyre, accroché par les poignets à un arbre, nu, le corps étiré de tout son long, les pieds ballants, est un motif fréquemment reproduit par la sculpture hellénistique, puis romaine. C’est la position la plus propice à l’écorchement. Dans les fragments sculpturaux en ronde-bosse qui nous sont parvenus, Marsyas est seul. Mais il semble qu’il pouvait être associé à un esclave se préparant à infliger le supplice en affûtant son couteau, et, peut-être, à Apollon, assis ou debout, faisant face à la scène, sa cithare posée à ses côtés, vêtu, calme, impérieux et en pleine possession de ses moyens.3

Marsyas suspendu. Copie romaine d’un modèle hellénistique du IIIe s. av. J.C., marbre, H : 2m05, Musée du Louvre, Paris. Photo Musée du Louvre.

Raphaël et son atelier, Apollon et Marsyas, médaillon du plafond de la Stanza della Segnatura, entre 1508 et 1511, fresque et mosaïque, Musée du Vatican, Rome. Photo  Musée du Vatican.

Marsyas suspendu est souvent humanisé, ses attributs animaux étant réduits au minimum. Son corps est dans une position verticale, mais pas debout. Parfois représenté la tête en bas, à partir de la Renaissance, il est dans la posture d’un gibier, ou dans celle d’un noyé auquel on tenterait de faire cracher le liquide emplissant ses poumons. On peut y voir le paradigme de la victime et l’expression d’une tragédie : l’être humain, qui s’est confronté à un dieu, mesure l’étendue de son impuissance, de toute la longueur de son corps étiré. Mais il exprime aussi, et surtout, la pesanteur. On pourrait y voir le corps humain figuré comme simple sac à viscères ne demandant qu’à se vider pour se soulager de sa propre pesanteur.

 

Marsyas suspendu est le complément d’objet passif du verbe transitif "écorcher", dont le sujet est Apollon. Il me semble cependant que cette transitivité comporte une part de réflexivité. C’est même en cela qu’elle exprime l’action d’un véritable sujet. D’un certain point de vue, grâce à l’agon, puis l’écorchement, Apollon et Marsyas forment un couple indissociable.

Edgar Wind a soutenu la thèse selon laquelle la Renaissance a fait de ce mythe une allégorie du « Connais-toi toi-même » apollinien : « [ ] l’écorchement était lui-même un rite dionysiaque, une tragique épreuve de purification consistant à dépouiller l’homme extérieur de sa laideur pour révéler la beauté de son moi intérieur ».4 Dans l’allégorie de l’écorchement de Marsyas, le logos apollinien est mis en scène en tant que parole signifiante dévoilant le sens des choses au-delà de leur apparence. L’enveloppe corporelle est réduite au rôle d’écran opaque, masquant le fonctionnement interne du corps, obstacle que l’anatomiste écarte pour pratiquer son exploration scientifique. De même, le philosophe néo-platonicien, dans sa quête de la « substantifique moelle »5, ôte l’écorce pour s’approcher du noyau, de l’essence des choses. Marsyas suspendu devient alors le paradigme de l’objet de la connaissance, exposé et offert au scalpel du savoir.

 

Si le sujet peut se positionner en tant que tel, face au monde, c’est que la connaissance du monde lui permet de se connaître soi-même. Cette réflexivité du savoir est devenue fondamentale dans la pensée occidentale. On constate donc, dans le processus cognitif du sujet, à l’égard de l’objet de son savoir, à la fois une mise à distance et un retour de force de l’objet sur le sujet, produisant une sorte de contact avec soi-même. La fonction d’appropriation du monde, inhérente au processus cognitif occidental, est en grande partie basée sur le modèle sensori-moteur haptique. L’existence elle-même du sujet dépend de cet aller-retour, de cette respiration, qui peut confiner à la syncope : « Mais Je se touche en s’espaçant, en perdant le contact avec soi, justement à se toucher. Pour se toucher, il coupe le contact, il s’abstient de toucher. Ça se touche, un Je. »6 Le sens du toucher, les interdits le concernant7, et son dépassement dans l’haptique8, sont largement à la base de la relation entre sujet et objet, et de sa remise en question à travers la notion de tact, que nous aborderons plus loin.

 

Apollon, le dieu qui frappe de loin9, me semble symboliser la posture cognitive du sujet face au monde. Les attributs divins sont l’arc et la cithare, instruments qui lui permettent d’atteindre et de toucher à distance, soit pour frapper violemment, soit pour effleurer en pénétrant l’auditeur d’une émotion artistique. À lui revient donc la capacité de toucher sans rentrer en contact. À Marsyas, par contre, dont l’instrument fusionne avec la bouche, devenant presque une extension du système respiratoire, revient le toucher par contact direct. Le couple Apollon-Marsyas me paraît être la figure de la tension entre proximité et distanciation, entre fusion et arrachement.

Apollon dépèce sa victime à pleines mains.

 

L’hypothèse qui vient d’être énoncée fonde la lecture que je propose de la figure gémellaire peinte par Ribera dans son Apollon et Marsyas.10 Le satyre est étalé au sol. Sa peau ridée et vallonnée sent la sueur et la terre. Il fait partie du terrain sur lequel se construit la scène. Son visage renversé nous interpelle de ses yeux exorbités. Il est sur le point de se vider de son être par la vanne béante de sa bouche, comme s’il allait être saisi par les spasmes d’un vomissement inexorable. Dans ce paroxysme ultime de sa vie, son visage incarne « un cri de peur qui voit », selon la saisissante expression de Georges Bataille.11 Apollon, le sujet rayonnant, a la peau lisse et blanche. Il se déploie sur le ciel, qui est son domaine. Il déchire de ses propres mains la peau de sa victime.12 Il est tellement concentré qu’il en ferme presque les yeux. Mais, si tout oppose les deux adversaires, ils sont pourtant dépeints dans un corps à corps aussi fusionnel qu’antagoniste. L’assistance, interdite, se tient à l’écart, rejetée au bord du tableau.

 

La main gauche de la divinité écarte la peau déchirée, alors que sa main droite, qui tient le couteau, plonge dans la chair. Elle semble littéralement soudée au genou de Marsyas, comme si les deux personnages n’en formaient qu’un seul. La couleur vermillon de la face interne du tégument arraché est proche de celle du manteau enveloppant le corps divin. Les gonflements de l’étoffe évoquent la chair pulpeuse d’un fruit. Son mouvement part du ventre du satyre, sur lequel le tissu a glissé, pour s’enrouler autour du corps d’Apollon, avant de s’envoler, comme aspiré hors du tableau, dans un effet théâtral.

Jusepe de Ribera, Apollon et Marsyas, 1637, huile sur toile, 185 X 242 cm., Musées Royaux des Beaux Arts, Bruxelles. Photo Musées Royaux des Beaux Arts.

Apollon retourne la peau de Marsyas pour s’en revêtir.

 

En un retournement réflexif, le sujet lisse endosse la peau de son complément d’objet rugueux. Sans cet événement déchirant, il se pourrait bien que la réalité du sujet Apollon, trop distante, devienne tellement lissée qu’elle tende au non-événement. En échange de cette rugosité, le geste divin introduit un « écart dans le contact, le dehors dans le dedans du contact »13, renversement matérialisé par le retournement de la peau du satyre, qui, transfigurée, devient un élément aérien. On trouve un écho d’une telle mutation cutanée dans le roman de Michel Tournier intitulé Vendredi ou les limbes du Pacifique : après avoir lutté corps à corps avec un bouc sauvage et l’avoir tué, Vendredi transforme sa peau tannée en un cerf-volant. Accrochée par une ficelle à sa jambe, la membrane aérienne le suit partout, inscrivant sur le ciel la chorégraphie de ses mouvements.

 

On observe également la figure de la peau aérienne, singulièrement déployée à une échelle architecturale, dans la sculpture tendue intitulée Marsyas, qu’Anish Kapoor ancra pendant quelques mois, en 2002, aux parois de la Tate Modern de Londres.

 

De fait, cette figure de peau était déjà suggérée par certaines sources antiques du mythe. Nonnos de Panopolis écrit : « Mais le dieu le dépouilla de sa peau velue en le suspendant à une branche et il en fit une outre animée : souvent, au sommet de l’arbre, le vent qui s’y engouffrait lui donnait forme à son image, comme si le pâtre babillard chantait à nouveau »14. Hérodote situe l’outre de la peau du satyre sur une place publique, alors que Xénophon la localise dans la grotte d’où jaillissait la rivière Marsyas15. Élien ajoute : « À Célainai, si quelqu’un joue de l’aulos sur le mode phrygien, près de la peau du Phrygien, la peau vibre. En revanche, s’il joue l’air pour Apollon, elle reste immobile et semble sourde. »16 Marsyas survivrait ainsi à son écorchement, sous les espèces de son enveloppe corporelle.

Anish Kapoor, Marsyas, 2002, PVC et acier, env. 30 x 130 x 20 m. Vue partielle. Tate Modern, Londres. Photo extraite du catalogue Anish Kapoor. Marsyas, Londres, Tate publishing, 2002.

 

Montage à partir du même : la peau de Marsyas et le manteau d’Apollon.

Apollon, sans voix, est enveloppé de la peau de Marsyas.

 

Le rapport entre Apollon et Marsyas est pour le moins surprenant. Certes, d’un point de vue anthropologique, le fait d’imaginer le dieu se revêtant de la peau du satyre, tel Xipe Totec17, est une totale invention de ma part. Mais cette hypothèse n’est pas sans échos dans les arts plastiques modernes.

 

En 1966, Joseph Beuys accomplit une performance au cours de laquelle il coud une couverture de feutre autour d’un piano à queue, comme pour l’habiller d’un vêtement grossier.18 Le titre abrégé donné à la sculpture ainsi créée est Infiltration homogène. La forme luisante et polie de l’instrument raffiné disparaît entièrement sous son enveloppe faite de poils d’animaux foulés, ne laissant à voir qu’un corps pataud ayant la grâce de celui d’un éléphant.

 

À ma connaissance, Beuys n’a jamais parlé de Marsyas. Pourtant, au cours de cette  performance, n’a-t-il pas soigneusement enveloppé le sujet Apollon avec la peau de son complément d’objet Marsyas ? Associer le dieu grec de la musique au piano, instrument majeur de la culture musicale européenne, ne me paraît pas abusif. Il reste à justifier l’état particulièrement inquiétant dans lequel est placé l’instrument apollinien, ne pouvant plus émettre aucun son, sous son enveloppe de feutre.

 

Le sculpteur allemand considérait la civilisation occidentale comme gravement malade. Le logos d’Apollon aurait perdu sa voix, à force d’être étouffé par une rationalité étriquée. Mais, dans la figure du piano emballé, la peau du satyre (la couverture de feutre) n’est pas seulement un grand étouffoir, cette pièce de feutre permettant d’arrêter la vibration d’une corde de piano.

 

Beuys a souvent justifié l’usage abondant du feutre dans son travail par les propriétés que possède ce matériau d’emmagasiner la chaleur (notamment celle du corps humain), tout en laissant respirer les corps qu’il enveloppe. Un soi-disant épisode autobiographique, que l’artiste aimait à raconter, met en valeur le rôle lénifiant de la couverture de feutre. Loin de l’étouffer, la peau rêche de Marsyas viendrait donc s’appliquer autour du corps d’Apollon pour le réchauffer et laisser la vie s’infiltrer à nouveau en lui.19

Joseph Beuys, Die Haut [La Peau], 1985, couverture de feutre cousue, Musée National d’Art Moderne, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris. Photo Centre Ponpidou.

Joseph Beuys, Infiltration homogen für Konzertflügel, der gröste komponist der Gegenwart ist das Contergau Kind [Infiltration homogène pour piano à queue, le plus grand compositeur contemporain est l’enfant thalidomide], 1966, piano à queue et couverture de feutre cousue, Musée National d’Art Moderne, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris. Photo extraite du catalogue Joseph Beuys, Caroline Tisdall, New York, The Solomon R. Guggenheim Museum, 1979.

En l’écorchant, Apollon fusionne avec Marsyas, l’espace d’un instant.

 

La mise en tension du mythe de Marsyas avec certaines œuvres plastiques modernes ou contemporaines me permet donc d’envisager une interprétation qui diffère largement de la lecture néoplatonicienne qui prévalait à la Renaissance.

 

Posons comme hypothèse que notre rapport au monde repose sur une sorte de toucher suspendu, ce que Jean Luc Nancy nomme le tact « d’avant tout sujet »20, « [ ] la pose et la dépose, le rythme de l’allée-venue du corps au monde. Le tact délié, partagé de lui-même. »21 Le tact est plus une « pesée » qu’un toucher. Si notre rapport au réel est trop distant, trop lissé, trop suspendu, il finit par se scléroser. Si le virtuel perd toute relation à l’actuel, au corps actuel, il risque de disparaître ou bien de devenir une projection tendant à s’approprier le réel de façon tyrannique. Comme si Apollon, tel qu’il est représenté par Ribera, se détachait irrémédiablement du corps de Marsyas et du terrain sur lequel il prend appui. Comme si le savoir ne comportait plus une part d’inhérence à son objet, mais en devenait le survol, la pure mise à distance.

 

Plaçons-nous donc dans la perspective du tact comme contact syncopé avec le monde. La représentation que nous nous faisons de celui-ci - et de nous-mêmes comme partie du monde - n’existe que par tension avec quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la représentation, quelque chose d’innommable, situé en deçà ou au-delà du spectre de notre représentation, quelque chose qui a un rapport au corps - pas le corps idéalisé, mais plutôt le corps-viande - quelque chose qui échappe à la signification préétablie et à l’inscription définitive. Jean Luc Nancy invente le verbe « ex-crire » pour exprimer l’acte de rendre compte de cette chose étendue, mais qui ne se sait pas étendue. L’« ex-cription » fonde une topologie créative et extrêmement délicate, car sans catégories connues, « à corps perdu »22.

 

L’ « espace spasmé », entre déchirement et fusion, dans lequel a lieu le corps à corps entre Apollon et Marsyas tel que le dépeint Ribera, est-il autre chose que l’ « espacement des corps, ce qui [ ] ne veut rien dire d’autre que l’infinie impossibilité d’homogénéiser le monde avec lui-même, et le sens avec le sang. »23 ?

 

Il est également possible de pratiquer une lecture très précise du tableau de Ribera selon la pensée deleuzienne du pli, développée autour de la philosophie leibnizienne et de la vision baroque du monde24. Dans cette optique, il me semble qu’on pourrait reprendre la citation de Nancy, en la modifiant : il ne s’agit pas d’ » homogénéiser », mais de « plier » « le monde sur lui-même et le sens sur le sang ». Apollon et Marsyas semblent en effet se déplier de part et d’autre de l’horizon, à partir d’un même tissu.

 

Le monde des corps, l’immonde opaque, est plié sur le sujet lui-même, comme le sang sur le sens. L’écorchement ferait-il sens ?

« Cette pensée rend fou [ ] le monde est son propre rejet, le rejet du monde est le monde. »25

Mais comment relier l’écorchement de Marsyas et le tact ? Il est difficile d’imaginer qu’Apollon inflige au satyre quelque chose qui serait de l’ordre d’un toucher retenu, d’une caresse… fût-elle mortelle ! N’oublions pas, cependant, que la cithare est l’attribut d’Apollon, au même titre que l’arc, et que, si sa musique caresse l’oreille, elle n’en est pas moins une arme. D’un point de vue néoplatonicien et chrétien, cet écorchement, en tant que sacrifice et métamorphose, devient un ravissement, dans tous les sens du terme.26 Apollon opère un rapt brutal et radical sur la personne de Marsyas, en lui retirant son enveloppe corporelle. Mais ce dépouillement est aussi la métaphore d’une extase mystique, d’une inextinguible soif du divin, exprimée par Dante à l’orée de son Paradis :

 

O bon Apollon, pour ce dernier labeur, fais de moi le vase de ta valeur […]. Entre dans ma poitrine et souffle, toi, comme quand tu as tiré Marsyas, hors de la gaine de ses membres.27

 

Le poète s’adresse à Apollon, largement identifié au Christ, lui demandant de le transformer en un simple « vase », pour s’emplir du souffle divin, quitte à être, au préalable, écorché vif et vidé comme l’outre de Marsyas…

Est-il envisageable de concilier cette soif mystique de transcendance, de purification foudroyante, de dépossession de soi-même, liée au christianisme de façon presque guerrière, de concilier, donc, cette soif d’absorption par le divin dans le martyre, avec une pensée du corps « d’avant tout sujet », une pensée du tact et de son aller-retour entre les corps et la conscience ? Peut-on penser d’un même mouvement l’écorchement et la caresse ?

Ce fut, me semble-t-il, l’une des entreprises tentées par Georges Bataille. Sa démarche est singulière, certes, et, sans doute, à la fois masculine et singulièrement peu masculine, pour atteindre l’autre, le féminin, ou l’autre du féminin, sans vraiment l’atteindre ; pour le manquer, donc, mais sans le viser - et c’est peut-être la seule façon d’atteindre :

 

Nous ne disposons pas de moyens pour atteindre : à la vérité,

nous atteignons ; nous atteignons

soudain le point qu’il fallait [ ] ; mais que de fois nous le

manquons, pour cette raison précisément

que le chercher nous en détourne, nous unir est sans doute

un moyen de manquer à jamais le

moment du retour. Soudain, dans ma nuit, dans ma solitude,

l’angoisse cède à la conviction :

c’est sournois, non plus même arrachant (à force d’arracher,

cela n’arrache plus), soudain le cœur de B. est dans mon

cœur28.

 

Comme l’écrit Jean Luc Nancy, en regard de ce passage de Bataille : « Tout se passe peut-être exactement entre la perte et l’appropriation : ni l’une, ni l’autre [ ]. »29 Perte et appropriation sont, à coup sûr, deux mots-clés qualifiant la rencontre d’Apollon et de Marsyas. « Tout se passe », donc, sur un seuil, à la lisière…

Cette topographie de la lisière, de l’étendue réduite à une frange, une ligne de friction, voire à un point de contact - le point visé, le foyer, mais aussi le sommet du cône visuel, l’œil - cette topographie nous ramène à la peau, à sa sensibilité, capable de distinguer un point infime, et à son pouvoir de faire image. « Et c’est là ce que Bataille lui-même devait bien entendre, dans L’Expérience intérieure, lorsqu’il parlait d’’atteindre le point’, ce point de déchirure, ce ‘moment suppliciant’ de l’image dans le creuset duquel ‘voir’ devait équivaloir à ‘un cri de peur qui voit’ ».30

La peau dépouillée de Marsyas frissonne sur son nouveau corps.

 

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le « moment du retour », dans le mythe, soit celui au cours duquel la peau écorchée du satyre frémit lorsqu’on joue, près d’elle, la musique de l’aulos, comme le relate Élien. En 1972, Giuseppe Penone réalise une sculpture nommée Gant, dont il semble qu’on n’ait conservé que la trace photographique montrant les deux mains de l’artiste côte à côte, les paumes ouvertes. On ne voit a priori, dans cette photo, rien de particulier. Pourtant, la main droite (à gauche de l’image) produit l’impression étrange d’avoir une peau plus neuve que celle de sa voisine. Lorsqu’on regarde de près, on s’aperçoit que les sillons de sa peau, au lieu d’être en creux, sont en relief, formant un dermographisme à peine perceptible.

 

En fait, le sculpteur a réalisé un moulage de sa main gauche, dont il a pris l’empreinte en relief dans une très fine membrane de latex. Une fois retournée comme un gant, cette seconde peau est enfilée par la main droite, à laquelle elle s’adapte. Celle-ci endosse donc le négatif de la peau prêtée par la main gauche. Nous avons ici une figure de la fusion, ou, du moins, de l’échange des téguments, dans une présentation du processus d’empreinte, dont l’existence même dépend de la suspension d’un contact fusionnel.

 

Cette simultanéité du touchant et du touché advient grâce à une représentation du touché : la nouvelle peau, endossée par la main droite, n’est pas autre chose que l’infime interstice existant entre les deux mains, lors du toucher de la première par la seconde. Représentation aux limites,  cette membrane peut être vue comme une matérialisation de la sensation d’être touchée, éprouvée par la main gauche, comme si l’une et l’autre mains échangeaient ces propos : « - Touchée ! tu es touchée ! - Touchée ! je suis touchée Tu es enveloppée de ma sensation d’être touchée par toi !» Gant est un chiasme visuel, un chiasme de peau.

- Touché !, dit Apollon en écorchant Marsyas.

- Pourquoi m’écorches-tu ?, crie le satyre. En retour, je t’enveloppe !

Gant est une figure du tact, figure paradoxale, car une sensation éprouvée n’a pas d’étendue (le tact est de l’ordre de la syncope), contrairement à la trace matérielle laissée par un geste (la touche picturale, par exemple). Ce qui est important, ici, c’est bien la touche, dans laquelle un ressenti, de l’ordre de l’invisible, finit par acquérir l’étendue d’un corps. Gant donne à voir quelque chose d’invisible et d’intime, comme au travers d’une greffe de peau, qui serait presque trop littérale, si elle n’était, justement, presque invisible.

L’artiste (Marsyas) s’écorche et retourne sa peau, pour en offrir en partage l’épaisseur interne, innervée, comme support d’inscription du monde.

 

Cette réflexion menée à partir du mythe de Marsyas nous conduit maintenant vers les prémices d’une topologie du partage créatif de l’expérience sensible du monde, partage fondé sur le tact. Cette topologie est en partie basée sur la peau. Ce besoin d’étendue, dans un rapport au monde fondé sur une conscience qui, en soi, n’a pas d’étendue, est assouvi par le tissage d’une seconde peau. Celle-ci correspond au retournement symbolique de la peau de l’artiste, au cours de l’acte créateur.

 

La psychanalyse fournit de nombreux éléments d’interprétation de la création artistique en tant que seconde peau (corps de substitution), matérialisation d’une projection sur un écran cutané et paradigme du fond comme surface d’inscription. La théorie de la création littéraire élaborée par Jean Guillaumin, à partir du mythe du centaure Nessos, est particulièrement intéressante à cet égard31.

Giuseppe Penone, Ganto [Gant], 1972, gant en latex. Collection particulière. Photo extraite du catalogue Giuseppe Penone, Paris, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou,

Héraclès punit le centaure pour avoir tenté de séduire sa femme, Déjanire. Le héros lui décoche une flèche, trempée dans le sang de l’Hydre de Lerne. Avant de mourir - et pour se venger - Nessos dévoile à Déjanire un charme, qui lui garantira la fidélité de son mari : il lui conseille de faire cadeau à Héraclès d’une tunique imprégnée de son propre sperme et de son sang. Lorsque celui-ci s’en revêt, le vêtement magique se colle à sa peau et lui inflige les douleurs atroces d’une brûlure généralisée, à tel point que la seule issue, pour le héros, est de se suicider dans un brasier.

 

Selon Guillaumin, le mythe de Nessos exprime le cheminement du travail créateur, et la tunique chargée d’excrétions est une métaphore du véhicule de la création artistique. Cette seconde peau, qui fusionne avec celle d’Héraclès pour le consumer, est un détournement, un renversement de l’enveloppe protectrice maternelle, qui sert d’étayage à la construction du moi (l’idée de Guillaumin est proche de celle du Moi-peau de Didier Anzieu). Le « retournement projectif » de l’intérieur de la peau sur l’extérieur correspond, selon le psychanalyste, à une posture créative. Nous nous constituons un système de filtre de protection psychique, qui nous permet de canaliser, sans les subir, les agressions venues de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur même du psychisme. Grâce à l’œuvre d’art, ce filtre est transformé en support, en corps dans lequel s’incarnent les fantasmes de l’écrivain.

Ce retournement cutané serait présent dans tout phénomène créatif : la peau, retenant les traces de la vie, devient la paroi de la caverne, le fond blanc du papier, l’écran tactile. On pourrait soutenir, dans le même élan, que le placenta, irrigué par la paroi utérine, devient la toile innervée du Web.

 

Mon hypothèse admet que ce sont ces surfaces inscriptives de traces elles-mêmes qui, arrêtant et retenant le négatif du mouvement actif de la projection, constituent à la fois l’analogon et le représentant concret (aux fins de donner une enveloppe à l’œuvre enfant) de la peau du corps de l’artiste, en même temps que de celle du corps de sa mère : plus précisément encore, de la paroi interne du corps propre et du corps maternel. Peau du dedans, retournée ensuite en enveloppe externe, qui devient le support quasi hallucinatoire de l’imaginaire de l’auteur en l’œuvre qu’il enfante.32

 

La théorie de Guillaumin est très proche de celle à laquelle m’a conduit ma réflexion à partir du mythe de Marsyas. Toutefois, l’une des réserves que j’émets (elle vaut aussi pour la théorie d’Anzieu) concerne l’aspect résolument pelliculaire qu’y revêt la peau. Même si celle-ci y apparaît parfois comme une synecdoque du corps entier, elle y est généralement l’équivalent d’un tissu, qui s’identifie peut-être trop facilement à l’image ou au texte.

 

N’oublions pas que la peau n’est une pellicule que par analogie avec l’enveloppe du corps en tant qu’image, simulacre. Au contraire, en tant qu’organe du toucher, mais aussi de la perspiration, l’épaisseur de la peau est peut-être aussi importante que sa superficie : elle fait partie quasi intégrante des systèmes nerveux et respiratoire (et peut-être digestif, mais à un bien moindre degré).33 Ces fonctions relient l’enveloppe et l’épaisseur corporelles.

 

Pour cette raison, mon approche d’une topologie de la création plastique, à partir d’une réflexion sur le mythe de Marsyas, si proche soit-elle de la théorie de Guillaumin concernant l’écriture, s’en écarte, notamment, par cette notion d’épaisseur. La création artistique ne serait pas une seconde peau pelliculaire, mais une épaisseur de chair innervée, mise à nu lors du retournement de la peau de l’artiste. Et ce retournement ne serait pas une transposition, une mise à plat métaphorique d’une archéologie intérieure personnelle, au travers de complexes mécanismes fictionnels. Ce retournement serait plutôt la mise en partage d’un support d’inscription non programmé et, dans une certaine mesure, asocial, d’un support d’« ex-cription », pour reprendre le néologisme forgé par Jean Luc Nancy, support-épaisseur dans lequel l’inscription esthétique du monde ne se figerait pas, mais serait livrée dans son devenir.

Marsyas, à court de peau.

 

Je poserai maintenant la question du rapport entre le virtuel et l’actuel, tel qu’il travaille notre relation à la peau en tant qu’image, simulacre (l’eïdolon de Leucippe et Démocrite) dans quelques œuvres de plasticiens actuels.

Maurice Benayoun, World skin : un safari photos au pays de la guerre, 1997.

En 1997, Maurice Benayoun crée l’installation interactive intitulée World skin : un safari photos au pays de la guerre.34 On y voit un écran sur lequel est projeté un montage virtuel fait à partir de matériaux photographiques tirés de la médiatisation de guerres (seconde guerre mondiale et Bosnie). Le public est muni d’appareils photos et accède à l’espace où est projeté ce paysage dramatique en trois dimensions. À chaque fois qu’un touriste de la guerre prend un cliché, un blanc apparaît dans le paysage, correspondant au cadrage de sa photographie, selon l’angle précis de sa prise de vue.

 

Alors que le public avance virtuellement dans le paysage, ce rectangle blanc se déforme selon la perspective : par exemple, un personnage se détachera de son environnement, silhouetté par sa réserve blanche, puis, plus loin, un autre élément du paysage apparaîtra séparément, également gommé parce qu’il se trouvait dans le cadrage. « Ce sont des fragments d’images arrêtées qui jalonnent l’espace. Il en ressort l’impression étrange de parcourir un fantôme de guerre, un cimetière d’images qui n’en est pas moins profondément actuel. »35

Si le mitraillage photographique s’intensifie, le paysage en trois dimensions se réduit de plus en plus au profit de la réserve blanche, l’épiderme de l’écran de projection envahissant l’image. Toutefois, le déplacement du spectateur renouvelle le panorama, apportant des éléments « encore vierges du regard d’autrui. »36 La matière sonore, quant à elle, introduit un décalage par rapport au mimétisme visuel : par exemple, le clic de l’appareil photo devient un coup de feu. À leur sortie de la pièce, les touristes ont le droit d’emporter les tirages sur papier des photographies qu’ils ont prises et qui deviennent ainsi les métaphores de prises de guerre.

 

« Nous prenons des photos. Par notre geste - agression puis plaisir à partager - nous arrachons la peau du monde. Celle-ci devient trophée et notre gloire augmente quand le monde disparaît. »37 La dimension haptique de la photographie, mode d’appropriation du monde par l’image de substitution, est ici pleinement opératoire. L’appareil photo devient une arme qui s’ignore, « une arme à effacer »38, permettant de frapper à distance Encore Apollon écorchant Marsyas, par la main de son esclave !

« Ce qui est en jeu ici, c’est la place de l’image dans notre prise de possession du monde. »39 L’image qui s’intercale entre le monde et nous, surtout lorsqu’elle est démultipliée par les media, est d’abord un témoignage, parfois même un dévoilement : « Avec les médias, la guerre devient une scène publique - comme on dit « une fille publique » - obscène, où la souffrance se donne à voir. »40

Mais l’image photographique, en tant qu’arme, est à la fois une appropriation et une neutralisation : « [la guerre] participe de la réification de l’autre. La prise de vues dépossède de l’intimité de la douleur en même temps qu’elle en témoigne. »41 Notre posture de spectateurs de la guerre contemporaine, par l’intermédiaire des media, pousse donc l’artiste à nous faire rejouer l’écorchement de Marsyas par Apollon : « nous arrachons la peau du monde »...

 

Utilisant un medium aussi lisse que les supports d’images servant habituellement au lissage médiatique de notre rapport au monde, cette mise en scène sophistiquée nous met en face du problème de notre réalité, souvent plus virtuelle qu’actuelle. L’artiste prend position par rapport au phénomène de réduction du réel à un écran connecté à un réseau de communication :

 

L'autre problème lié à notre rapport contemporain à l'espace-temps mondial est la fluidité totale et l'absence de rugosité de l'espace de communication. Pour moi s'il n'y a pas de rugosité, de surface de friction, il y a un risque de sur-réaction. [ ] Le rôle de l'artiste est de réintroduire de la rugosité, le grain de sable.42

 

En s’appropriant les nouveaux media, le but de l’artiste est d’adopter ces techniques lisses, pour leur insuffler un rapport au corps actuel : un peu de la rugosité de la peau du satyre. On peut se demander si les procédés électroniques interactifs sont vraiment capables, pour l’instant du moins, de redonner à l’art une dimension corporelle. Ils permettent en tout cas à l’artiste de composer une allégorie efficace de notre rapport au monde, dans une parodie dramatique de l’attitude du touriste plaçant son appareil photo comme un bouclier entre le monde et lui-même.

Les Trophées de Chasse Humains d’Olivier Goulet nous parlent également d’appropriation par la peau, mais dans un medium plus incarné et au sein d’une relation plus personnalisée. Cet artiste propose depuis quelques années de réaliser votre buste en plâtre par un procédé de moulage. Le terme employé, pour désigner l’effigie obtenue, est celui de « prise », qui joue entre les différents sens du mot : la prise du plâtre (son durcissement, qui permet la prise d’empreinte), la prise de vue photographique (tirer le portrait), celle de la préhension (prise de judo, d’alpinisme, etc.) et, enfin, celle de l’appropriation (prise de guerre ou de chasse).

 Le tirage en plâtre est peint ou recouvert d’une peau en latex coloré, laissant souvent visibles certaines parties du support rigide. Le commanditaire peut accrocher au mur cette effigie, dans la position d’un « trophée de chasse ». La peau flasque peut également être présentée comme pendant du tirage en plâtre, comme si le buste original se dédoublait en un simulacre mou.

Il en va, ici, de notre identité et de notre rapport à l’autre - ou à nous-même - par l’image. Ces sculptures donnent corps à la notion de simulacre, en le transformant en dépouille, elle-même détournée en trophée. Cette peau écorchée, maquillée en objet décoratif, est à la fois une vanité (au sens que lui a donné la peinture du XVIIe siècle) et une métaphore des sentiments souvent troubles qui sous-tendent nos rapports sociaux, ainsi que l’image que nos nous faisons de nous-mêmes. Tout comme a pu l’être l’outre de Marsyas accrochée à son arbre, à la fois relique, masque mortuaire, trophée et baudruche dérisoire.

 

En tant que plasticien, je travaille moi-même sur la peau et l’image humaine. J’ai notamment réalisé une installation nommée La salle des peaux perdues, constituée de voiles rectangulaires en silicone de la hauteur d’un corps, portant des empreintes fragmentaires d’organes humains.

 

Ces peaux, suspendues dans l’espace, éclairées par transparence, enveloppent le lieu dans lequel pénètre le public. En fait, les empreintes ne sont pas moulées d’après des corps. Cela serait d’ailleurs très délicat à réaliser, puisque, dans ces effigies hybrides, des images d’organes internes (intestin, estomac, etc.) côtoient les traces de parties externes du corps (main, visage, sein, etc.).

En réalité, les empreintes sont réalisées à partir d’ex-voto, objets moulés en cire, représentant des parties du corps humain, et accrochés dans les églises de certains pays latins en signe de gratitude pour une guérison. Le fait de travailler à partir de ces objets existants et chargés d’un secret, me permet de conférer à ces effigies une identité à la fois très personnelle (liée à la maladie) et entièrement anonyme (les personnes auxquelles se réfèrent ces ex-voto ne sont pas identifiées). D’où l’expression « peaux perdues », intégrée dans le titre…

La technique de moulage nécessite un arrachement entre l’empreinte et sa matrice : la peau apparaît lorsqu’elle est pelée, dissociée de son moule, pour être suspendue. Cependant, loin d’arracher sa peau à quelqu’un, même virtuellement, mon processus de fabrication consiste plutôt à couler l’image (la matière est d’abord liquide), à fabriquer une sorte de tégument, pour englober les fragments disparates des ex-voto en une seule entité.

 

La création plastique se situe quelque part entre la perte et l’appropriation, nous en parlions plus haut, « ni l’un, ni l’autre », ou, plutôt, l’un et l’autre en même temps : à la fois écorchement et cicatrisation.

Oliver Goulet, Trophées de Chasse Humains, Plâtre et latex, 1998-2005. Photo fournie par l’artiste.

Art Orienté objet (AOo), Skin Culture [Culture de peau], 1996, tatouage  sur tissu cellulaire, dans une boîte de Pétri. Photo provenant du site Internet des artistes, artorienteobjet.free.fr

Julia Reodica, Unisex_Hymen @2weeks [Hymen_unisex @2semaines], culture de tissu musculaire aortique de rat et de cellules vaginales de l’artiste dans une boîte transparente, 2004. Photo fournie par l’artiste.

Un certain nombre de plasticiens tentent actuellement d’utiliser les biotechnologies pour incarner leurs idées. Plusieurs d’entre eux semblent fascinés par les possibilités offertes par la culture biologique de cellules cutanées humaines. Le duo d’artistes Art Orienté objet a réalisé des cultures de peau humaine qui ont ensuite été tatouées avec divers motifs43. Ces morceaux de peau, supports de signes, sont exposés dans des boîtes de Pétri ou dans des bocaux, en tant qu’œuvres d’art produites en laboratoire.

 

La démarche de Julia Reodica, quant à elle, est proche de la précédente, lorsqu’elle commercialise, dans des boîtes transparentes, des « hymens » constitués de tissus cellulaires cultivés à partir de ses propres cellules vaginales et dont dont les perforations forment des signes44. Son objectif est également de proposer une greffe d’hymen à l’acheteur qui, si les problèmes techniques et légaux peuvent être résolus, choisira l’orifice de son corps où il désire que cette nouvelle virginité lui soit implantée avant la performance au cours de laquelle sera pratiquée la défloration. L’artiste, d’origine philippine, accomplit un travail critique et parodique sur la valeur sacrée attachée par certaines civilisations aux preuves de la virginité.

Orlan a le projet de confectionner un Manteau d’Arlequin à partir de pièces de peaux humaines cultivées en laboratoire grâce à des cellules données par des personnes de couleurs différentes. Ce vêtement représentera une étape supplémentaire dans son travail sur l’hybridation. Les peaux créées par tous ces artistes offrent leur support physique à nos projections culturelles concernant surtout l’identité sociale, politique et sexuelle.

 

J’analyserai ici plus particulièrement la démarche de Kira O’Reilly, bien que je n’aie pas eu l’occasion de participer à l’une de ses performances. Cette artiste aborde le corps en tant que thème, à travers son corps qui devient site, medium et substance de l’œuvre. La question posée par son travail est : « Comment être un corps, MAINTENANT ? »45 Dans ses performances, elle fait passer sa peau du statut de territoire privé à celui de terrain d’expérimentation partagé avec le public. “La relation entre les espaces internes/externes du corps est explorée en tant que continuum. La frontière perméable de la membrane cutanée remet en question son statut de conteneur impénétrable d’un moi cohérent et figé.”46

Kira O’Reilly, Post Succour (legs), [Post Succour (jambes)], Peau portant des traces d’incisions. Photo prise à l’issue de la performance Succour, 2001. Photo de Manuel Vason, fournie par l’artiste.

L’artiste explore divers moyens de gommer cette barrière entre l’intérieur du corps et l’espace public. Ainsi, dans ses Blood Drawings, elle dessine avec son sang. Elle s’inspire également de pratiques médicales et, plus particulièrement, chirurgicales. Parfois, elle offre au public participant à ses performances sa peau comme support d’inscription et même d’incision, “ses tissus corporels évoquant des notions de trauma (blessure) et de stigma (marque), dans le sens d’une ‘souillure’ et d’une ouverture du corps, suggérant l’altérité, le fait d’être autre.”47 Son enveloppe cutanée, exposée aux regards, devient un voile dont “les fils, constituant la trame d’une histoire personnelle, sexuelle, sociale et politique, se nouent et se dénouent en des permutations variées.”48

La notion d’événement est essentielle dans la pratique de Kira O’Reilly. Sa propre peau, transformée en un «palimpseste de coupures en passe d’être effacées, d’architectures cicatricielles de peau déchirée »49, suggère une topographie où la superficie devient écoulement temporel : chaque geste ayant laissé sa trace, a eu lieu « à l’endroit juste, à l’instant approprié pour investir le moment, l’action, l’évènement.»50 Il s’agit d’une «topographie inusitée de la proximité et de la distance, au sein de laquelle s’établissent des connexions autres, où des évènements émergent et s’enfoncent au même endroit, en un même instant. »51 Cette singulière cartographie du corps humain entraîne une façon de « reconsidérer le corps et l’incorporation ».52

 

Dans son travail intitulé Marsyas - running out of skin53, l’artiste a tenté de réaliser une culture cellulaire de sa propre peau, évoquant un motif de dentelle.

Fabriquer une dentelle suppose de générer des tensions au sein d’un réseau de motifs constitués de vides et de boucles. Ses connotations sont de l’ordre du domestique, de l’intime, du privé, du personnel, des sous-vêtements, du féminin, de l’excessif, de la préciosité et de l’éphémère.54

 

La technique de cette œuvre est complexe et n’a pas permis, pour l’instant, d’obtenir le résultat escompté. Le tissu cellulaire doit croître en suivant une structure de dentelle réalisée en fils chirurgicaux dégradables. Plusieurs essais préalables, à partir de cellules de porc, ont été nécessaires. Kira O’Reilly pratique elle-même les prélèvements de tissu porcin par biopsie. Le scalpel en main, elle est en proie à d’étranges considérations identitaires sur sa relation avec ce cochon : « Utiliser le porc comme mannequin, associé, double, jumeau, autre moi, poupée, moi imaginaire ; s’identifier tendrement et férocement au cochon, imaginer que je fusionne avec lui, au travers d’une culture commune »55

Lorsque Apollon pratiqua une biopsie bien plus radicale sur Marsyas, fut-il en proie à de tels sentiments ? L’apparence de distance insensible, prêtée au dieu dans la plupart des représentations faites de la scène, ne laisse pas supposer ce trouble. Pourtant, Diodore évoque un Apollon déprimé, après que le supplice eut été infligé : « Mais rapidement pris de repentir et affligé de ce qu’il avait fait, il rompit les cordes de sa cithare et détruisit le type d’harmonie qu’il avait découvert. »56 Avec l’écorchement du satyre, quelle trouble mutation identitaire s’opère-t-elle au plus profond du dieu ?

« La peau d’un insolent Satyre. »57

 

En utilisant les biotechnologies, les artistes dont je viens de parler se confrontent à des questions d’identité non seulement personnelle, mais concernant l’espèce humaine. La réflexion théorique sur le « post-humain » est déjà très nourrie, à partir, notamment, de la remise en cause des frontières entre l’humain, l’animal et même les autres règnes du vivant. Les rapports entre l’art et les biotechnologies donnent même lieu à des expositions thématiques d’envergure.58 En incarnant leur projet dans un medium vivant, certains artistes font plus que franchir la limite entre le virtuel et l’actuel. Leurs motivations, en cela, plongent souvent leurs racines dans une remise en cause de la place dominante de l’homme par rapport à l’animal.59 L’usage de cobayes de laboratoire n’est-il pas d’une cruauté comparable à celle de l’écorchement de Marsyas, l’homme-animal, par Apollon ?

Les artistes, travaillant à la matérialisation de leurs idées au moyen de cultures cellulaires ou d’autres processus corporels mettant en œuvre des techniques scientifiques, apportent, depuis quelques années, une dimension critique et une corporéité à l’essor de ces recherches scientifiques et de leurs applications dans la vie quotidienne. Les paroles suivantes de Kira O’Reilly, concernant son travail à SymbioticA60, n’ont rien à voir avec la méthode scientifique :

 

Dans ce travail, il y a un puissant désir de métisser l’intégrité de l’incorporation avec toutes ses associations agréables et repoussantes, avec tous ses à-côtés grouillant d’ambivalences et d’ambiguïtés. Dans cette optique, ce travail se place dans la continuité des récits concernant l’« autre », le « monstrueux » et les angoisses profondes enfouies dans la représentation que se fait notre société des innovations actuelles de la biomédecine et de la biotechnologie.61

 

 L’art franchit les frontières, et, notablement, celle qui a été dessinée entre l’humain et l’animal, de même qu’entre le sujet et son objet. Rilke ne disait-il pas de Cézanne, peignant d’après le motif : « Il a dû s’asseoir là-devant comme un chien, regardant avec simplicité, sans aucune nervosité ni la moindre arrière-pensée »62 ? La peau retournée de l’ « insolent satyre » ne nous apporte pas tant la projection d’un monde intérieur sur l’extérieur, que le retour, sans arrière-pensée, à la dimension du fait, à sa rugosité.63

Conférence « Creative Skin. The Return of Marsyas », Fact, Liverpool, 2008

1. Plusieurs sources antiques indiquent que Marsyas fut transformé en fleuve : Palaiphatos, Les histoires incroyables, 47 ; Hygin, Fables, CLXV ; Pausanias, X, 30, 9 ; Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, XIX, 324

 

2. Diodore de Sicile, III, LIX, 3-4 ; Plutarque, Propos de table, VII, 8. Dans Les vies des hommes illustres (“Alcibiade”, IV) Plutarque apporte le témoignage d’Alcibiade sur le mépris de certains Athéniens à l’égard de l’aulos, qui ne permet pas de chanter à celui qui en joue.

 

3. C’est ainsi que Raphaël et son atelier figurent l’évènement, sur le plafond de la Stanza della Segnatura, au Vatican. Le peintre de la Renaissance s’est inspiré de la composition d’un sarcophage romain, aujourd’hui perdu (cf. E.Wind, infra). D’autres bas-reliefs antiques représentant la scène nous sont parvenus.

 

4. Edgar Wind, “L’écorchement de Marsyas”, in Mystères païens de la Renaissance, trad. P. E. Dauzat, Paris, Gallimard, 1992 (1958), chapitre XI, p.187. Raphaël Cuir, en reprenant cette hypothèse, interprète la figure de la peau de saint Barthélemy, dans le Jugement Dernier de Michel-Ange, comme une injonction faite à l’artiste de s’écorcher soi-même (“Dissèque-toi toi-même, portrait de l’artiste en silène post-humain”, in Ouvrir Couvrir, Paris, Verdier, 2004).

 

5. Rabelais, Gargantua, “Prologue”. L’auteur fait références aux Silènes d’Alcibiade, dans le célèbre passage du Banquet de Platon, au cours duquel Alcibiade compare Socrate à Marsyas. Tous deux sont comme ces boîtes sculptées en forme de Silène, très courantes à Athènes, et qui, sous une enveloppe grotesque, renfermaient un trésor précieux. Ce passage inspira, entre autres, Pic de la Mirandole (“Lettre à E.Barbaro”), Marsile Ficin (Commentarium in Convivium Platonis, de Amore,) et Érasme (Adage 2201, “Les Silènes d’Alcibiade”).

 

6. Jacques Derrida, Le toucher, Jean Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p.47.

 

7. Dans la théorie psychanalytique du Moi-peau de Didier Anzieu, certains de ces interdits sont décrits comme nécessaires pour que les autres sens puissent se développer chez l’enfant, tissant une intersensorialité  qui favorise le développement du langage symbolique. Didier Anzieu, Le Moi-peau,  Paris, (Bordas, 1985), Dunod, 1995.

 

8. “Haptique est un meilleur mot que tactile, puisqu’il n’oppose pas deux organes des sens, mais laisse supposer que l’œil peut lui-même avoir cette fonction qui n’est pas optique.” Gilles Deleuze et Félix Guattari, “Le lisse et le strié”, dans Capitalisme et schizophrénie, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, (1980) 2004, p.614. Voir aussi, concernant le rapport entre la main et l’œil, Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, (Différence, 1981), Seuil, 2002.

 

9. C’était l’un des nombreux surnoms du dieu, liés à ses capacités d’archer. Voir G. Dumézil., “Les quatre pouvoirs d’Apollon dans le prologue de l’Iliade”, dans Apollon sonore et autres essais. Esquisses de mythologie. Paris, Gallimard, 1982, chap. 6.  10. Juseppe de Ribera, Apollon et Marsyas, 1637. Il existe deux versions de cette composition. L’une, que j’analyse plus particulièrement ici, car j’étaye mon argumentation sur certains de ses éléments, se trouve aux Musées Royaux des Beaux Arts, Bruxelles. L’autre, d’une facture plus enlevée et sans doute plus forte, est au Musée San Martino, Naples.

 

11. Georges Bataille, Le coupable, in Œuvres complètes, t.V, Paris, Gallimard, 1973, p. 296.12. Cette représentation n'apparaît sans doute qu'à partir du 16è siècle. Auparavant, le dieu ne semble pas infliger lui-même le supplice. 13. Jacques Derrida, op.cit., p.148.

 

14. Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, XIX, 319-323, trad. J. Gerbeau, Paris, Les Belles Lettres, p.126. D'autres auteurs emploient le terme outre (askos), pour évoquer la peau dépecée du satyre : Hérodote, VII, 26 ; Platon, Euthydème, 385, c ; Aristide Quintilien, La Musique, II, XVIII ; Agathias, IV, 23.

 

15. Hérodote, VII, 26 ; Xénophon, Anabase, I, 2, 8.

 

16. Elien, Histoire variée, 13, 21, trad. A. Lukinovich et A. F. Morand, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p.144.

 

17. Xipe Totec, “notre seigneur l’écorché”, est un dieu aztèque présidant notamment à la renaissance du cycle végétal. On lui sacrifiait des victimes humaines en les écorchant. Il était représenté vêtu d’une peau humaine. Voir Jacques Soustelle, L’Univers des Aztèques, Paris, Hermann, 1979.

 

18. Joseph Beuys, Infiltration homogène pour piano à queue, le plus grand compositeur contemporain est l’enfant thalidomide. Action réalisée à l’Académie des Beaux Arts de Düsseldorf, le 28, 07, 1966. Acquisition du MNAM, Centre Pompidou, Paris, en 1976. La Thalidomide est un médicament contre la douleur, commercialisé dans les années 1960. Elle fut abondamment prescrite aux femmes enceintes, mais elle entraîna de graves malformations chez les nouveau-nés.

 

19. Quelques années après l’acquisition d’Infiltration homogène par le Centre Pompidou, le sculpteur vient restaurer son œuvre : il dépouille le piano de son ancienne enveloppe, abîmée, pour la remplacer par une nouvelle ; puis il accroche la dépouille à la cimaise du musée, en lui donnant comme titre Die Haut [La peau]. En 1985, vers la fin de sa vie, il donne une nouvelle dimension à la relation entre le piano et sa peau de feutre, en créant l’environnement intitulé Plight.

 

20. Jean Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, (1992) 2000, p.85. 21. Ibid., p.102.

 

22. Ibid., p.9.

 

23. Ibid., p.94.

 

24. Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.

 

25. Jean Luc Nancy, ibid., p.95.

 

26. Voir Marianne Massin, “Figures de silène et troublants supplices”, dans Les figures du ravissement, Paris, Grasset, 2001.

 

27. Entra nel petto mio, e spira tue si come quando Marsïa traesti de la vagina de le membra sue.

Dante, “Le Paradis”, I, 13-20, La Divine Comédie, trad. J. Risset, Paris, Flammarion, p.21.

 

28. Georges Bataille, Histoires de rats, Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1971, p.114.

 

29. Jean Luc Nancy, Être singulier pluriel, cité par Jacques Derrida, op.cit., p.136.29. Jean Luc Nancy, Être singulier pluriel, cité par Jacques Derrida, op.cit., p.136.

 

30. Georges Didi Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, p.10-11. Les citations de Georges Bataille proviennent de L’Expérience intérieure (1943) et de “Le coupable” (1944).

 

31. Jean Guillaumin, “La peau du centaure. Le retournement projectif de l’intérieur du corps dans la création littéraire”, dans Corps création. Entre Lettres et Psychanalyse, Lyon, Presses Ubiversitaires de Lyon, 1980. Nous n’abordons pas ici la théorie du Moi-peau de Didier Anzieu, mais elle affleure dans plusieurs passages de ce texte. Cette théorie, selon laquelle le psychisme est étayé sur le modèle cutané, est très spécifiquement et ouvertement reliée à la lecture du mythe de Marsyas pratiquée par Anzieu. Cf. Didier Anzieu, op.cit.

 

32. Jean Guillaumin, ibid., p.257.

 

33. Voir à ce sujet François Dagognet, La peau découverte, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1993. 34. Œuvre créée à l'Ars Elctronica Center de Linz, dans des conditions techniques optimales : salle immersive, parois-écrans, vision stéréoscopique, son surround…

 

35. Maurice Benayoun, World skin : un safari photos au pays de la guerre, sur le site Internet de l'artiste, www.moben.net36. Ibid.

 

37. Ibid.

 

38. Ibid.

 

39. Ibid.

 

40. Ibid.

 

41. Ibid.

 

42. Entretien entre Maurice Benayoun et Julien Knebusch, mars 2003, sur le site Internet www.olats.org, projet Fondements Culturels de la Mondialisation (FCM).

 

43. Art Orienté objet (AOo), Skin Culture, 1996.

 

44. Julia Reodica, hmNextTM – Designer Hymen Project, produit par vivoLabs, 2004.

 

45. Les citations suivantes de Kira O'Reilly sont extraites de la communication faite par l'artiste au cours de la Bio Difference conference, BEAP (Biennial of Electronic Arts Perth), Perth, 9/11/2004, disponible sur le site Internet www.beap.org. Je remercie l'auteur de m'avoir communiqué sa version de travail, plus complète, de ce texte. La traduction est réalisée par moi.

 

46. Ibid.

 

47. Ibid.

 

48. Ibid.

 

49. Ibid.

 

50. Ibid.

 

51.  Ibid.

 

52. Ibid.

 

53. Kira O'Reilley, Marsyas - running out of skin [Marsyas - à court de peau], projet sur lequel l'artiste a travaillé en 2003-04 au cours d'une résidence au laboratoire de SymbioticA, University of Western Australia, Perth.

 

54. Kira O'Reilly, op.cit.

 

55. Ibid. Plus tard, l'artiste a réinvesti ces expériences dans une performance impliquant un cochon mort.

 

56. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, III, 59, 5, trad. B. Bommelaer, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p.92.

 

57. Dans le Banquet de Platon, Alcibiade, nous l'avons déjà noté, compare Socrate à Marsyas : sous des apparences frustes, le discours socratique, de même que la musique du satyre, recèlent des trésors. Cette topologie du noyau (l'âme) caché par l'écorce, ne correspond plus du tout à la question qui nous occupe à ce point de notre réflexion. C'est la peau rêche du satyre qui nous fait signe ici  : "[…] la peau d'un insolent Satyre […]", selon certaines traductions (Platon, Le Banquet, 221, trad. L. Robin, Paris, Gallimard, Folio, (1950) 2003, p.162).

 

58. Après avoir organisé l'exposition L'ART BIOTECH', à la Scène Nationale du Lieu Unique à Nantes, Jens Hauser travaille actuellement sur le projet d'une exposition internationale sur le thème de "la peau comme interface technologique", où des œuvres prenant diverses procédures biotechnologiques comme moyen d'expression dialogueront avec des installations et des réalisations de techniques traditionnelles. Cf. L'Art Biotech, Jens Hauser (ed): Nantes, Trézélan, 2003.

 

59. Voir, à ce sujet, l'article de Jens Hauser, "Derrière l'Animal l'Homme ? Altérité et parenté dans l'art biotech' ", dans Bernard Lafargue, "Animaux d'artistes", Figures de l'Art, n°8Pau, 2005. Thomas Zaunschirn, a récemment publié deux grands articles intitulés "Im Zoo der Kunst" ("Au Zoo de l'art"), dans Kunstforum 174 et 175, 2005, p. 39-103 et 38-125, sur les artistes ayant travaillé avec des animaux vivants ou des matières biologiques, depuis les années 1960.

 

60. SymbioticA est un laboratoire de collaboration art/science, géré par les artistes du Tissue Culture & Art Project, à la University of Western Australia.

 

61. Kira O'Reilly, op. cit.

 

62. Rainer Maria Rilke, Lettres sur Cézanne, trad. Ph. Jacottet, Paris, Seuil, 1991, p.47

 

63. Francis Bacon parle même de "brutalité du fait", expression dont David Sylvester a fait le titre de ses entretiens avec l'artiste : David Sylvester, The Brutality of Fact. Interviews with Francis Bacon, Londres, Thames and Hudson, 1975. Dans son bel article intitulé "Marsia scoiato", Claude Jamain, quant à lui, considère Marsyas, figure de "l'incongru", comme une incarnation de la dimension corporelle en art : la part du cri et la "raucité" du chant. Claude Jamain, « Marsia scoiato », dans L'Incongru dans la littérature et l'art, sous la direction de Pierre Jourde, Paris, Kimé, 2004, pp.99-109.

Le mythe de Marsyas, un paradigme pictural.

 

La peau créatrice, Stéphane Dumas

 

Cet article dégage la notion de peau créatrice à partir du mythe grec de Marsyas.

 

Apollon écorche Marsyas.

 

À travers notre peau, il en va de notre rapport au monde et à nous-mêmes. Plus encore qu’une mise à nu, l’écorchement est une mise à vif. La victime est totalement dépossédée de son enveloppe corporelle. Ce dévoilement radical entraîne la mort. L’écorché ruisselle et se vide de son sang.1 L’agon musical tourne au supplice radical, à l’annihilation du vaincu par mise à vif de l’intérieur de son organisme.

Il y a là, à l’évidence, un excès, une disproportion entre l’enjeu du duel et le châtiment, même si l’on considère que le satyre musicien a commis un crime impardonnable en se mesurant à un dieu.

J’avance l’hypothèse selon laquelle Apollon devient ici le prototype du je, expression du sujet tel que le conçoit la civilisation occidentale. Un je sujet d’une action absolument transitive : Je t’écorche ! Cette hypothèse est liée (mais sans réelle causalité) à l’une des raisons pour lesquelles Apollon gagne ce duel : il superpose le chant au jeu instrumental, ce que son rival ne peut accomplir en jouant de la flûte.2 Certes la voix d’Apollon n’est pas celle de l’ego. Mais c’est une voix signifiante, celle du logos, face à la musique purement instrumentale de son rival.

 

Marsyas suspendu.

 

Le satyre, accroché par les poignets à un arbre, nu, le corps étiré de tout son long, les pieds ballants, est un motif fréquemment reproduit par la sculpture hellénistique, puis romaine. C’est la position la plus propice à l’écorchement. Dans les fragments sculpturaux en ronde-bosse qui nous sont parvenus, Marsyas est seul. Mais il semble qu’il pouvait être associé à un esclave se préparant à infliger le supplice en affûtant son couteau, et, peut-être, à Apollon, assis ou debout, faisant face à la scène, sa cithare posée à ses côtés, vêtu, calme, impérieux et en pleine possession de ses moyens.3

Marsyas suspendu est souvent humanisé, ses attributs animaux étant réduits au minimum. Son corps est dans une position verticale, mais pas debout. Parfois représenté la tête en bas, à partir de la Renaissance, il est dans la posture d’un gibier, ou dans celle d’un noyé auquel on tenterait de faire cracher le liquide emplissant ses poumons. On peut y voir le paradigme de la victime et l’expression d’une tragédie : l’être humain, qui s’est confronté à un dieu, mesure l’étendue de son impuissance, de toute la longueur de son corps étiré. Mais il exprime aussi, et surtout, la pesanteur. On pourrait y voir le corps humain figuré comme simple sac à viscères ne demandant qu’à se vider pour se soulager de sa propre pesanteur.

 

Marsyas suspendu est le complément d’objet passif du verbe transitif "écorcher", dont le sujet est Apollon. Il me semble cependant que cette transitivité comporte une part de réflexivité. C’est même en cela qu’elle exprime l’action d’un véritable sujet. D’un certain point de vue, grâce à l’agon, puis l’écorchement, Apollon et Marsyas forment un couple indissociable.

Edgar Wind a soutenu la thèse selon laquelle la Renaissance a fait de ce mythe une allégorie du « Connais-toi toi-même » apollinien : « [ ] l’écorchement était lui-même un rite dionysiaque, une tragique épreuve de purification consistant à dépouiller l’homme extérieur de sa laideur pour révéler la beauté de son moi intérieur ».4 Dans l’allégorie de l’écorchement de Marsyas, le logos apollinien est mis en scène en tant que parole signifiante dévoilant le sens des choses au-delà de leur apparence. L’enveloppe corporelle est réduite au rôle d’écran opaque, masquant le fonctionnement interne du corps, obstacle que l’anatomiste écarte pour pratiquer son exploration scientifique. De même, le philosophe néo-platonicien, dans sa quête de la « substantifique moelle »5, ôte l’écorce pour s’approcher du noyau, de l’essence des choses. Marsyas suspendu devient alors le paradigme de l’objet de la connaissance, exposé et offert au scalpel du savoir.

 

Si le sujet peut se positionner en tant que tel, face au monde, c’est que la connaissance du monde lui permet de se connaître soi-même. Cette réflexivité du savoir est devenue fondamentale dans la pensée occidentale. On constate donc, dans le processus cognitif du sujet, à l’égard de l’objet de son savoir, à la fois une mise à distance et un retour de force de l’objet sur le sujet, produisant une sorte de contact avec soi-même. La fonction d’appropriation du monde, inhérente au processus cognitif occidental, est en grande partie basée sur le modèle sensori-moteur haptique. L’existence elle-même du sujet dépend de cet aller-retour, de cette respiration, qui peut confiner à la syncope : « Mais Je se touche en s’espaçant, en perdant le contact avec soi, justement à se toucher. Pour se toucher, il coupe le contact, il s’abstient de toucher. Ça se touche, un Je. »6 Le sens du toucher, les interdits le concernant7, et son dépassement dans l’haptique8, sont largement à la base de la relation entre sujet et objet, et de sa remise en question à travers la notion de tact, que nous aborderons plus loin.

 

Apollon, le dieu qui frappe de loin9, me semble symboliser la posture cognitive du sujet face au monde. Les attributs divins sont l’arc et la cithare, instruments qui lui permettent d’atteindre et de toucher à distance, soit pour frapper violemment, soit pour effleurer en pénétrant l’auditeur d’une émotion artistique. À lui revient donc la capacité de toucher sans rentrer en contact. À Marsyas, par contre, dont l’instrument fusionne avec la bouche, devenant presque une extension du système respiratoire, revient le toucher par contact direct. Le couple Apollon-Marsyas me paraît être la figure de la tension entre proximité et distanciation, entre fusion et arrachement.

Apollon dépèce sa victime à pleines mains.

 

L’hypothèse qui vient d’être énoncée fonde la lecture que je propose de la figure gémellaire peinte par Ribera dans son Apollon et Marsyas.10 Le satyre est étalé au sol. Sa peau ridée et vallonnée sent la sueur et la terre. Il fait partie du terrain sur lequel se construit la scène. Son visage renversé nous interpelle de ses yeux exorbités. Il est sur le point de se vider de son être par la vanne béante de sa bouche, comme s’il allait être saisi par les spasmes d’un vomissement inexorable. Dans ce paroxysme ultime de sa vie, son visage incarne « un cri de peur qui voit », selon la saisissante expression de Georges Bataille.11 Apollon, le sujet rayonnant, a la peau lisse et blanche. Il se déploie sur le ciel, qui est son domaine. Il déchire de ses propres mains la peau de sa victime.12 Il est tellement concentré qu’il en ferme presque les yeux. Mais, si tout oppose les deux adversaires, ils sont pourtant dépeints dans un corps à corps aussi fusionnel qu’antagoniste. L’assistance, interdite, se tient à l’écart, rejetée au bord du tableau.

 

La main gauche de la divinité écarte la peau déchirée, alors que sa main droite, qui tient le couteau, plonge dans la chair. Elle semble littéralement soudée au genou de Marsyas, comme si les deux personnages n’en formaient qu’un seul. La couleur vermillon de la face interne du tégument arraché est proche de celle du manteau enveloppant le corps divin. Les gonflements de l’étoffe évoquent la chair pulpeuse d’un fruit. Son mouvement part du ventre du satyre, sur lequel le tissu a glissé, pour s’enrouler autour du corps d’Apollon, avant de s’envoler, comme aspiré hors du tableau, dans un effet théâtral.

Apollon retourne la peau de Marsyas pour s’en revêtir.

 

En un retournement réflexif, le sujet lisse endosse la peau de son complément d’objet rugueux. Sans cet événement déchirant, il se pourrait bien que la réalité du sujet Apollon, trop distante, devienne tellement lissée qu’elle tende au non-événement. En échange de cette rugosité, le geste divin introduit un « écart dans le contact, le dehors dans le dedans du contact »13, renversement matérialisé par le retournement de la peau du satyre, qui, transfigurée, devient un élément aérien. On trouve un écho d’une telle mutation cutanée dans le roman de Michel Tournier intitulé Vendredi ou les limbes du Pacifique : après avoir lutté corps à corps avec un bouc sauvage et l’avoir tué, Vendredi transforme sa peau tannée en un cerf-volant. Accrochée par une ficelle à sa jambe, la membrane aérienne le suit partout, inscrivant sur le ciel la chorégraphie de ses mouvements.

 

On observe également la figure de la peau aérienne, singulièrement déployée à une échelle architecturale, dans la sculpture tendue intitulée Marsyas, qu’Anish Kapoor ancra pendant quelques mois, en 2002, aux parois de la Tate Modern de Londres.

 

De fait, cette figure de peau était déjà suggérée par certaines sources antiques du mythe. Nonnos de Panopolis écrit : « Mais le dieu le dépouilla de sa peau velue en le suspendant à une branche et il en fit une outre animée : souvent, au sommet de l’arbre, le vent qui s’y engouffrait lui donnait forme à son image, comme si le pâtre babillard chantait à nouveau »14. Hérodote situe l’outre de la peau du satyre sur une place publique, alors que Xénophon la localise dans la grotte d’où jaillissait la rivière Marsyas15. Élien ajoute : « À Célainai, si quelqu’un joue de l’aulos sur le mode phrygien, près de la peau du Phrygien, la peau vibre. En revanche, s’il joue l’air pour Apollon, elle reste immobile et semble sourde. »16 Marsyas survivrait ainsi à son écorchement, sous les espèces de son enveloppe corporelle.

En l’écorchant, Apollon fusionne avec Marsyas, l’espace d’un instant.

 

La mise en tension du mythe de Marsyas avec certaines œuvres plastiques modernes ou contemporaines me permet donc d’envisager une interprétation qui diffère largement de la lecture néoplatonicienne qui prévalait à la Renaissance.

 

Posons comme hypothèse que notre rapport au monde repose sur une sorte de toucher suspendu, ce que Jean Luc Nancy nomme le tact « d’avant tout sujet »20, « [ ] la pose et la dépose, le rythme de l’allée-venue du corps au monde. Le tact délié, partagé de lui-même. »21 Le tact est plus une « pesée » qu’un toucher. Si notre rapport au réel est trop distant, trop lissé, trop suspendu, il finit par se scléroser. Si le virtuel perd toute relation à l’actuel, au corps actuel, il risque de disparaître ou bien de devenir une projection tendant à s’approprier le réel de façon tyrannique. Comme si Apollon, tel qu’il est représenté par Ribera, se détachait irrémédiablement du corps de Marsyas et du terrain sur lequel il prend appui. Comme si le savoir ne comportait plus une part d’inhérence à son objet, mais en devenait le survol, la pure mise à distance.

 

Plaçons-nous donc dans la perspective du tact comme contact syncopé avec le monde. La représentation que nous nous faisons de celui-ci - et de nous-mêmes comme partie du monde - n’existe que par tension avec quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la représentation, quelque chose d’innommable, situé en deçà ou au-delà du spectre de notre représentation, quelque chose qui a un rapport au corps - pas le corps idéalisé, mais plutôt le corps-viande - quelque chose qui échappe à la signification préétablie et à l’inscription définitive. Jean Luc Nancy invente le verbe « ex-crire » pour exprimer l’acte de rendre compte de cette chose étendue, mais qui ne se sait pas étendue. L’« ex-cription » fonde une topologie créative et extrêmement délicate, car sans catégories connues, « à corps perdu »22.

 

L’ « espace spasmé », entre déchirement et fusion, dans lequel a lieu le corps à corps entre Apollon et Marsyas tel que le dépeint Ribera, est-il autre chose que l’ « espacement des corps, ce qui [ ] ne veut rien dire d’autre que l’infinie impossibilité d’homogénéiser le monde avec lui-même, et le sens avec le sang. »23 ?

 

Il est également possible de pratiquer une lecture très précise du tableau de Ribera selon la pensée deleuzienne du pli, développée autour de la philosophie leibnizienne et de la vision baroque du monde24. Dans cette optique, il me semble qu’on pourrait reprendre la citation de Nancy, en la modifiant : il ne s’agit pas d’ » homogénéiser », mais de « plier » « le monde sur lui-même et le sens sur le sang ». Apollon et Marsyas semblent en effet se déplier de part et d’autre de l’horizon, à partir d’un même tissu.

 

Le monde des corps, l’immonde opaque, est plié sur le sujet lui-même, comme le sang sur le sens. L’écorchement ferait-il sens ?

« Cette pensée rend fou [ ] le monde est son propre rejet, le rejet du monde est le monde. »25

Mais comment relier l’écorchement de Marsyas et le tact ? Il est difficile d’imaginer qu’Apollon inflige au satyre quelque chose qui serait de l’ordre d’un toucher retenu, d’une caresse… fût-elle mortelle ! N’oublions pas, cependant, que la cithare est l’attribut d’Apollon, au même titre que l’arc, et que, si sa musique caresse l’oreille, elle n’en est pas moins une arme. D’un point de vue néoplatonicien et chrétien, cet écorchement, en tant que sacrifice et métamorphose, devient un ravissement, dans tous les sens du terme.26 Apollon opère un rapt brutal et radical sur la personne de Marsyas, en lui retirant son enveloppe corporelle. Mais ce dépouillement est aussi la métaphore d’une extase mystique, d’une inextinguible soif du divin, exprimée par Dante à l’orée de son Paradis :

 

O bon Apollon, pour ce dernier labeur, fais de moi le vase de ta valeur […]. Entre dans ma poitrine et souffle, toi, comme quand tu as tiré Marsyas, hors de la gaine de ses membres.27

 

Le poète s’adresse à Apollon, largement identifié au Christ, lui demandant de le transformer en un simple « vase », pour s’emplir du souffle divin, quitte à être, au préalable, écorché vif et vidé comme l’outre de Marsyas…

Est-il envisageable de concilier cette soif mystique de transcendance, de purification foudroyante, de dépossession de soi-même, liée au christianisme de façon presque guerrière, de concilier, donc, cette soif d’absorption par le divin dans le martyre, avec une pensée du corps « d’avant tout sujet », une pensée du tact et de son aller-retour entre les corps et la conscience ? Peut-on penser d’un même mouvement l’écorchement et la caresse ?

Ce fut, me semble-t-il, l’une des entreprises tentées par Georges Bataille. Sa démarche est singulière, certes, et, sans doute, à la fois masculine et singulièrement peu masculine, pour atteindre l’autre, le féminin, ou l’autre du féminin, sans vraiment l’atteindre ; pour le manquer, donc, mais sans le viser - et c’est peut-être la seule façon d’atteindre :

 

Nous ne disposons pas de moyens pour atteindre : à la vérité,

nous atteignons ; nous atteignons

soudain le point qu’il fallait [ ] ; mais que de fois nous le

manquons, pour cette raison précisément

que le chercher nous en détourne, nous unir est sans doute

un moyen de manquer à jamais le

moment du retour. Soudain, dans ma nuit, dans ma solitude,

l’angoisse cède à la conviction :

c’est sournois, non plus même arrachant (à force d’arracher,

cela n’arrache plus), soudain le cœur de B. est dans mon

cœur28.

 

Comme l’écrit Jean Luc Nancy, en regard de ce passage de Bataille : « Tout se passe peut-être exactement entre la perte et l’appropriation : ni l’une, ni l’autre [ ]. »29 Perte et appropriation sont, à coup sûr, deux mots-clés qualifiant la rencontre d’Apollon et de Marsyas. « Tout se passe », donc, sur un seuil, à la lisière…

Cette topographie de la lisière, de l’étendue réduite à une frange, une ligne de friction, voire à un point de contact - le point visé, le foyer, mais aussi le sommet du cône visuel, l’œil - cette topographie nous ramène à la peau, à sa sensibilité, capable de distinguer un point infime, et à son pouvoir de faire image. « Et c’est là ce que Bataille lui-même devait bien entendre, dans L’Expérience intérieure, lorsqu’il parlait d’’atteindre le point’, ce point de déchirure, ce ‘moment suppliciant’ de l’image dans le creuset duquel ‘voir’ devait équivaloir à ‘un cri de peur qui voit’ ».30

La peau dépouillée de Marsyas frissonne sur son nouveau corps.

 

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le « moment du retour », dans le mythe, soit celui au cours duquel la peau écorchée du satyre frémit lorsqu’on joue, près d’elle, la musique de l’aulos, comme le relate Élien. En 1972, Giuseppe Penone réalise une sculpture nommée Gant, dont il semble qu’on n’ait conservé que la trace photographique montrant les deux mains de l’artiste côte à côte, les paumes ouvertes. On ne voit a priori, dans cette photo, rien de particulier. Pourtant, la main droite (à gauche de l’image) produit l’impression étrange d’avoir une peau plus neuve que celle de sa voisine. Lorsqu’on regarde de près, on s’aperçoit que les sillons de sa peau, au lieu d’être en creux, sont en relief, formant un dermographisme à peine perceptible.

 

En fait, le sculpteur a réalisé un moulage de sa main gauche, dont il a pris l’empreinte en relief dans une très fine membrane de latex. Une fois retournée comme un gant, cette seconde peau est enfilée par la main droite, à laquelle elle s’adapte. Celle-ci endosse donc le négatif de la peau prêtée par la main gauche. Nous avons ici une figure de la fusion, ou, du moins, de l’échange des téguments, dans une présentation du processus d’empreinte, dont l’existence même dépend de la suspension d’un contact fusionnel.

 

Cette simultanéité du touchant et du touché advient grâce à une représentation du touché : la nouvelle peau, endossée par la main droite, n’est pas autre chose que l’infime interstice existant entre les deux mains, lors du toucher de la première par la seconde. Représentation aux limites,  cette membrane peut être vue comme une matérialisation de la sensation d’être touchée, éprouvée par la main gauche, comme si l’une et l’autre mains échangeaient ces propos : « - Touchée ! tu es touchée ! - Touchée ! je suis touchée Tu es enveloppée de ma sensation d’être touchée par toi !» Gant est un chiasme visuel, un chiasme de peau.

- Touché !, dit Apollon en écorchant Marsyas.

- Pourquoi m’écorches-tu ?, crie le satyre. En retour, je t’enveloppe !

Gant est une figure du tact, figure paradoxale, car une sensation éprouvée n’a pas d’étendue (le tact est de l’ordre de la syncope), contrairement à la trace matérielle laissée par un geste (la touche picturale, par exemple). Ce qui est important, ici, c’est bien la touche, dans laquelle un ressenti, de l’ordre de l’invisible, finit par acquérir l’étendue d’un corps. Gant donne à voir quelque chose d’invisible et d’intime, comme au travers d’une greffe de peau, qui serait presque trop littérale, si elle n’était, justement, presque invisible.

L’artiste (Marsyas) s’écorche et retourne sa peau, pour en offrir en partage l’épaisseur interne, innervée, comme support d’inscription du monde.

 

Cette réflexion menée à partir du mythe de Marsyas nous conduit maintenant vers les prémices d’une topologie du partage créatif de l’expérience sensible du monde, partage fondé sur le tact. Cette topologie est en partie basée sur la peau. Ce besoin d’étendue, dans un rapport au monde fondé sur une conscience qui, en soi, n’a pas d’étendue, est assouvi par le tissage d’une seconde peau. Celle-ci correspond au retournement symbolique de la peau de l’artiste, au cours de l’acte créateur.

 

La psychanalyse fournit de nombreux éléments d’interprétation de la création artistique en tant que seconde peau (corps de substitution), matérialisation d’une projection sur un écran cutané et paradigme du fond comme surface d’inscription. La théorie de la création littéraire élaborée par Jean Guillaumin, à partir du mythe du centaure Nessos, est particulièrement intéressante à cet égard31.

Héraclès punit le centaure pour avoir tenté de séduire sa femme, Déjanire. Le héros lui décoche une flèche, trempée dans le sang de l’Hydre de Lerne. Avant de mourir - et pour se venger - Nessos dévoile à Déjanire un charme, qui lui garantira la fidélité de son mari : il lui conseille de faire cadeau à Héraclès d’une tunique imprégnée de son propre sperme et de son sang. Lorsque celui-ci s’en revêt, le vêtement magique se colle à sa peau et lui inflige les douleurs atroces d’une brûlure généralisée, à tel point que la seule issue, pour le héros, est de se suicider dans un brasier.

 

Selon Guillaumin, le mythe de Nessos exprime le cheminement du travail créateur, et la tunique chargée d’excrétions est une métaphore du véhicule de la création artistique. Cette seconde peau, qui fusionne avec celle d’Héraclès pour le consumer, est un détournement, un renversement de l’enveloppe protectrice maternelle, qui sert d’étayage à la construction du moi (l’idée de Guillaumin est proche de celle du Moi-peau de Didier Anzieu). Le « retournement projectif » de l’intérieur de la peau sur l’extérieur correspond, selon le psychanalyste, à une posture créative. Nous nous constituons un système de filtre de protection psychique, qui nous permet de canaliser, sans les subir, les agressions venues de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur même du psychisme. Grâce à l’œuvre d’art, ce filtre est transformé en support, en corps dans lequel s’incarnent les fantasmes de l’écrivain.

Ce retournement cutané serait présent dans tout phénomène créatif : la peau, retenant les traces de la vie, devient la paroi de la caverne, le fond blanc du papier, l’écran tactile. On pourrait soutenir, dans le même élan, que le placenta, irrigué par la paroi utérine, devient la toile innervée du Web.

 

Mon hypothèse admet que ce sont ces surfaces inscriptives de traces elles-mêmes qui, arrêtant et retenant le négatif du mouvement actif de la projection, constituent à la fois l’analogon et le représentant concret (aux fins de donner une enveloppe à l’œuvre enfant) de la peau du corps de l’artiste, en même temps que de celle du corps de sa mère : plus précisément encore, de la paroi interne du corps propre et du corps maternel. Peau du dedans, retournée ensuite en enveloppe externe, qui devient le support quasi hallucinatoire de l’imaginaire de l’auteur en l’œuvre qu’il enfante.32

 

La théorie de Guillaumin est très proche de celle à laquelle m’a conduit ma réflexion à partir du mythe de Marsyas. Toutefois, l’une des réserves que j’émets (elle vaut aussi pour la théorie d’Anzieu) concerne l’aspect résolument pelliculaire qu’y revêt la peau. Même si celle-ci y apparaît parfois comme une synecdoque du corps entier, elle y est généralement l’équivalent d’un tissu, qui s’identifie peut-être trop facilement à l’image ou au texte.

 

N’oublions pas que la peau n’est une pellicule que par analogie avec l’enveloppe du corps en tant qu’image, simulacre. Au contraire, en tant qu’organe du toucher, mais aussi de la perspiration, l’épaisseur de la peau est peut-être aussi importante que sa superficie : elle fait partie quasi intégrante des systèmes nerveux et respiratoire (et peut-être digestif, mais à un bien moindre degré).33 Ces fonctions relient l’enveloppe et l’épaisseur corporelles.

 

Pour cette raison, mon approche d’une topologie de la création plastique, à partir d’une réflexion sur le mythe de Marsyas, si proche soit-elle de la théorie de Guillaumin concernant l’écriture, s’en écarte, notamment, par cette notion d’épaisseur. La création artistique ne serait pas une seconde peau pelliculaire, mais une épaisseur de chair innervée, mise à nu lors du retournement de la peau de l’artiste. Et ce retournement ne serait pas une transposition, une mise à plat métaphorique d’une archéologie intérieure personnelle, au travers de complexes mécanismes fictionnels. Ce retournement serait plutôt la mise en partage d’un support d’inscription non programmé et, dans une certaine mesure, asocial, d’un support d’« ex-cription », pour reprendre le néologisme forgé par Jean Luc Nancy, support-épaisseur dans lequel l’inscription esthétique du monde ne se figerait pas, mais serait livrée dans son devenir.

Marsyas, à court de peau.

 

Je poserai maintenant la question du rapport entre le virtuel et l’actuel, tel qu’il travaille notre relation à la peau en tant qu’image, simulacre (l’eïdolon de Leucippe et Démocrite) dans quelques œuvres de plasticiens actuels.

En 1997, Maurice Benayoun crée l’installation interactive intitulée World skin : un safari photos au pays de la guerre.34 On y voit un écran sur lequel est projeté un montage virtuel fait à partir de matériaux photographiques tirés de la médiatisation de guerres (seconde guerre mondiale et Bosnie). Le public est muni d’appareils photos et accède à l’espace où est projeté ce paysage dramatique en trois dimensions. À chaque fois qu’un touriste de la guerre prend un cliché, un blanc apparaît dans le paysage, correspondant au cadrage de sa photographie, selon l’angle précis de sa prise de vue.

 

Alors que le public avance virtuellement dans le paysage, ce rectangle blanc se déforme selon la perspective : par exemple, un personnage se détachera de son environnement, silhouetté par sa réserve blanche, puis, plus loin, un autre élément du paysage apparaîtra séparément, également gommé parce qu’il se trouvait dans le cadrage. « Ce sont des fragments d’images arrêtées qui jalonnent l’espace. Il en ressort l’impression étrange de parcourir un fantôme de guerre, un cimetière d’images qui n’en est pas moins profondément actuel. »35

Si le mitraillage photographique s’intensifie, le paysage en trois dimensions se réduit de plus en plus au profit de la réserve blanche, l’épiderme de l’écran de projection envahissant l’image. Toutefois, le déplacement du spectateur renouvelle le panorama, apportant des éléments « encore vierges du regard d’autrui. »36 La matière sonore, quant à elle, introduit un décalage par rapport au mimétisme visuel : par exemple, le clic de l’appareil photo devient un coup de feu. À leur sortie de la pièce, les touristes ont le droit d’emporter les tirages sur papier des photographies qu’ils ont prises et qui deviennent ainsi les métaphores de prises de guerre.

 

« Nous prenons des photos. Par notre geste - agression puis plaisir à partager - nous arrachons la peau du monde. Celle-ci devient trophée et notre gloire augmente quand le monde disparaît. »37 La dimension haptique de la photographie, mode d’appropriation du monde par l’image de substitution, est ici pleinement opératoire. L’appareil photo devient une arme qui s’ignore, « une arme à effacer »38, permettant de frapper à distance Encore Apollon écorchant Marsyas, par la main de son esclave !

« Ce qui est en jeu ici, c’est la place de l’image dans notre prise de possession du monde. »39 L’image qui s’intercale entre le monde et nous, surtout lorsqu’elle est démultipliée par les media, est d’abord un témoignage, parfois même un dévoilement : « Avec les médias, la guerre devient une scène publique - comme on dit « une fille publique » - obscène, où la souffrance se donne à voir. »40

Mais l’image photographique, en tant qu’arme, est à la fois une appropriation et une neutralisation : « [la guerre] participe de la réification de l’autre. La prise de vues dépossède de l’intimité de la douleur en même temps qu’elle en témoigne. »41 Notre posture de spectateurs de la guerre contemporaine, par l’intermédiaire des media, pousse donc l’artiste à nous faire rejouer l’écorchement de Marsyas par Apollon : « nous arrachons la peau du monde »...

 

Utilisant un medium aussi lisse que les supports d’images servant habituellement au lissage médiatique de notre rapport au monde, cette mise en scène sophistiquée nous met en face du problème de notre réalité, souvent plus virtuelle qu’actuelle. L’artiste prend position par rapport au phénomène de réduction du réel à un écran connecté à un réseau de communication :

 

L'autre problème lié à notre rapport contemporain à l'espace-temps mondial est la fluidité totale et l'absence de rugosité de l'espace de communication. Pour moi s'il n'y a pas de rugosité, de surface de friction, il y a un risque de sur-réaction. [ ] Le rôle de l'artiste est de réintroduire de la rugosité, le grain de sable.42

 

En s’appropriant les nouveaux media, le but de l’artiste est d’adopter ces techniques lisses, pour leur insuffler un rapport au corps actuel : un peu de la rugosité de la peau du satyre. On peut se demander si les procédés électroniques interactifs sont vraiment capables, pour l’instant du moins, de redonner à l’art une dimension corporelle. Ils permettent en tout cas à l’artiste de composer une allégorie efficace de notre rapport au monde, dans une parodie dramatique de l’attitude du touriste plaçant son appareil photo comme un bouclier entre le monde et lui-même.

Les Trophées de Chasse Humains d’Olivier Goulet nous parlent également d’appropriation par la peau, mais dans un medium plus incarné et au sein d’une relation plus personnalisée. Cet artiste propose depuis quelques années de réaliser votre buste en plâtre par un procédé de moulage. Le terme employé, pour désigner l’effigie obtenue, est celui de « prise », qui joue entre les différents sens du mot : la prise du plâtre (son durcissement, qui permet la prise d’empreinte), la prise de vue photographique (tirer le portrait), celle de la préhension (prise de judo, d’alpinisme, etc.) et, enfin, celle de l’appropriation (prise de guerre ou de chasse).

 Le tirage en plâtre est peint ou recouvert d’une peau en latex coloré, laissant souvent visibles certaines parties du support rigide. Le commanditaire peut accrocher au mur cette effigie, dans la position d’un « trophée de chasse ». La peau flasque peut également être présentée comme pendant du tirage en plâtre, comme si le buste original se dédoublait en un simulacre mou.

Il en va, ici, de notre identité et de notre rapport à l’autre - ou à nous-même - par l’image. Ces sculptures donnent corps à la notion de simulacre, en le transformant en dépouille, elle-même détournée en trophée. Cette peau écorchée, maquillée en objet décoratif, est à la fois une vanité (au sens que lui a donné la peinture du XVIIe siècle) et une métaphore des sentiments souvent troubles qui sous-tendent nos rapports sociaux, ainsi que l’image que nos nous faisons de nous-mêmes. Tout comme a pu l’être l’outre de Marsyas accrochée à son arbre, à la fois relique, masque mortuaire, trophée et baudruche dérisoire.

 

En tant que plasticien, je travaille moi-même sur la peau et l’image humaine. J’ai notamment réalisé une installation nommée La salle des peaux perdues, constituée de voiles rectangulaires en silicone de la hauteur d’un corps, portant des empreintes fragmentaires d’organes humains.

 

Ces peaux, suspendues dans l’espace, éclairées par transparence, enveloppent le lieu dans lequel pénètre le public. En fait, les empreintes ne sont pas moulées d’après des corps. Cela serait d’ailleurs très délicat à réaliser, puisque, dans ces effigies hybrides, des images d’organes internes (intestin, estomac, etc.) côtoient les traces de parties externes du corps (main, visage, sein, etc.).

En réalité, les empreintes sont réalisées à partir d’ex-voto, objets moulés en cire, représentant des parties du corps humain, et accrochés dans les églises de certains pays latins en signe de gratitude pour une guérison. Le fait de travailler à partir de ces objets existants et chargés d’un secret, me permet de conférer à ces effigies une identité à la fois très personnelle (liée à la maladie) et entièrement anonyme (les personnes auxquelles se réfèrent ces ex-voto ne sont pas identifiées). D’où l’expression « peaux perdues », intégrée dans le titre…

La technique de moulage nécessite un arrachement entre l’empreinte et sa matrice : la peau apparaît lorsqu’elle est pelée, dissociée de son moule, pour être suspendue. Cependant, loin d’arracher sa peau à quelqu’un, même virtuellement, mon processus de fabrication consiste plutôt à couler l’image (la matière est d’abord liquide), à fabriquer une sorte de tégument, pour englober les fragments disparates des ex-voto en une seule entité.

 

La création plastique se situe quelque part entre la perte et l’appropriation, nous en parlions plus haut, « ni l’un, ni l’autre », ou, plutôt, l’un et l’autre en même temps : à la fois écorchement et cicatrisation.

Un certain nombre de plasticiens tentent actuellement d’utiliser les biotechnologies pour incarner leurs idées. Plusieurs d’entre eux semblent fascinés par les possibilités offertes par la culture biologique de cellules cutanées humaines. Le duo d’artistes Art Orienté objet a réalisé des cultures de peau humaine qui ont ensuite été tatouées avec divers motifs43. Ces morceaux de peau, supports de signes, sont exposés dans des boîtes de Pétri ou dans des bocaux, en tant qu’œuvres d’art produites en laboratoire.

 

La démarche de Julia Reodica, quant à elle, est proche de la précédente, lorsqu’elle commercialise, dans des boîtes transparentes, des « hymens » constitués de tissus cellulaires cultivés à partir de ses propres cellules vaginales et dont dont les perforations forment des signes44. Son objectif est également de proposer une greffe d’hymen à l’acheteur qui, si les problèmes techniques et légaux peuvent être résolus, choisira l’orifice de son corps où il désire que cette nouvelle virginité lui soit implantée avant la performance au cours de laquelle sera pratiquée la défloration. L’artiste, d’origine philippine, accomplit un travail critique et parodique sur la valeur sacrée attachée par certaines civilisations aux preuves de la virginité.

Orlan a le projet de confectionner un Manteau d’Arlequin à partir de pièces de peaux humaines cultivées en laboratoire grâce à des cellules données par des personnes de couleurs différentes. Ce vêtement représentera une étape supplémentaire dans son travail sur l’hybridation. Les peaux créées par tous ces artistes offrent leur support physique à nos projections culturelles concernant surtout l’identité sociale, politique et sexuelle.

 

J’analyserai ici plus particulièrement la démarche de Kira O’Reilly, bien que je n’aie pas eu l’occasion de participer à l’une de ses performances. Cette artiste aborde le corps en tant que thème, à travers son corps qui devient site, medium et substance de l’œuvre. La question posée par son travail est : « Comment être un corps, MAINTENANT ? »45 Dans ses performances, elle fait passer sa peau du statut de territoire privé à celui de terrain d’expérimentation partagé avec le public. “La relation entre les espaces internes/externes du corps est explorée en tant que continuum. La frontière perméable de la membrane cutanée remet en question son statut de conteneur impénétrable d’un moi cohérent et figé.”46

L’artiste explore divers moyens de gommer cette barrière entre l’intérieur du corps et l’espace public. Ainsi, dans ses Blood Drawings, elle dessine avec son sang. Elle s’inspire également de pratiques médicales et, plus particulièrement, chirurgicales. Parfois, elle offre au public participant à ses performances sa peau comme support d’inscription et même d’incision, “ses tissus corporels évoquant des notions de trauma (blessure) et de stigma (marque), dans le sens d’une ‘souillure’ et d’une ouverture du corps, suggérant l’altérité, le fait d’être autre.”47 Son enveloppe cutanée, exposée aux regards, devient un voile dont “les fils, constituant la trame d’une histoire personnelle, sexuelle, sociale et politique, se nouent et se dénouent en des permutations variées.”48

La notion d’événement est essentielle dans la pratique de Kira O’Reilly. Sa propre peau, transformée en un «palimpseste de coupures en passe d’être effacées, d’architectures cicatricielles de peau déchirée »49, suggère une topographie où la superficie devient écoulement temporel : chaque geste ayant laissé sa trace, a eu lieu « à l’endroit juste, à l’instant approprié pour investir le moment, l’action, l’évènement.»50 Il s’agit d’une «topographie inusitée de la proximité et de la distance, au sein de laquelle s’établissent des connexions autres, où des évènements émergent et s’enfoncent au même endroit, en un même instant. »51 Cette singulière cartographie du corps humain entraîne une façon de « reconsidérer le corps et l’incorporation ».52

 

Dans son travail intitulé Marsyas - running out of skin53, l’artiste a tenté de réaliser une culture cellulaire de sa propre peau, évoquant un motif de dentelle.

Fabriquer une dentelle suppose de générer des tensions au sein d’un réseau de motifs constitués de vides et de boucles. Ses connotations sont de l’ordre du domestique, de l’intime, du privé, du personnel, des sous-vêtements, du féminin, de l’excessif, de la préciosité et de l’éphémère.54

 

La technique de cette œuvre est complexe et n’a pas permis, pour l’instant, d’obtenir le résultat escompté. Le tissu cellulaire doit croître en suivant une structure de dentelle réalisée en fils chirurgicaux dégradables. Plusieurs essais préalables, à partir de cellules de porc, ont été nécessaires. Kira O’Reilly pratique elle-même les prélèvements de tissu porcin par biopsie. Le scalpel en main, elle est en proie à d’étranges considérations identitaires sur sa relation avec ce cochon : « Utiliser le porc comme mannequin, associé, double, jumeau, autre moi, poupée, moi imaginaire ; s’identifier tendrement et férocement au cochon, imaginer que je fusionne avec lui, au travers d’une culture commune »55

Lorsque Apollon pratiqua une biopsie bien plus radicale sur Marsyas, fut-il en proie à de tels sentiments ? L’apparence de distance insensible, prêtée au dieu dans la plupart des représentations faites de la scène, ne laisse pas supposer ce trouble. Pourtant, Diodore évoque un Apollon déprimé, après que le supplice eut été infligé : « Mais rapidement pris de repentir et affligé de ce qu’il avait fait, il rompit les cordes de sa cithare et détruisit le type d’harmonie qu’il avait découvert. »56 Avec l’écorchement du satyre, quelle trouble mutation identitaire s’opère-t-elle au plus profond du dieu ?

Apollon, sans voix, est enveloppé de la peau de Marsyas.

 

Le rapport entre Apollon et Marsyas est pour le moins surprenant. Certes, d’un point de vue anthropologique, le fait d’imaginer le dieu se revêtant de la peau du satyre, tel Xipe Totec17, est une totale invention de ma part. Mais cette hypothèse n’est pas sans échos dans les arts plastiques modernes.

 

En 1966, Joseph Beuys accomplit une performance au cours de laquelle il coud une couverture de feutre autour d’un piano à queue, comme pour l’habiller d’un vêtement grossier.18 Le titre abrégé donné à la sculpture ainsi créée est Infiltration homogène. La forme luisante et polie de l’instrument raffiné disparaît entièrement sous son enveloppe faite de poils d’animaux foulés, ne laissant à voir qu’un corps pataud ayant la grâce de celui d’un éléphant.

 

À ma connaissance, Beuys n’a jamais parlé de Marsyas. Pourtant, au cours de cette  performance, n’a-t-il pas soigneusement enveloppé le sujet Apollon avec la peau de son complément d’objet Marsyas ? Associer le dieu grec de la musique au piano, instrument majeur de la culture musicale européenne, ne me paraît pas abusif. Il reste à justifier l’état particulièrement inquiétant dans lequel est placé l’instrument apollinien, ne pouvant plus émettre aucun son, sous son enveloppe de feutre.

 

Le sculpteur allemand considérait la civilisation occidentale comme gravement malade. Le logos d’Apollon aurait perdu sa voix, à force d’être étouffé par une rationalité étriquée. Mais, dans la figure du piano emballé, la peau du satyre (la couverture de feutre) n’est pas seulement un grand étouffoir, cette pièce de feutre permettant d’arrêter la vibration d’une corde de piano.

 

Beuys a souvent justifié l’usage abondant du feutre dans son travail par les propriétés que possède ce matériau d’emmagasiner la chaleur (notamment celle du corps humain), tout en laissant respirer les corps qu’il enveloppe. Un soi-disant épisode autobiographique, que l’artiste aimait à raconter, met en valeur le rôle lénifiant de la couverture de feutre. Loin de l’étouffer, la peau rêche de Marsyas viendrait donc s’appliquer autour du corps d’Apollon pour le réchauffer et laisser la vie s’infiltrer à nouveau en lui.19

« La peau d’un insolent Satyre. »57

 

En utilisant les biotechnologies, les artistes dont je viens de parler se confrontent à des questions d’identité non seulement personnelle, mais concernant l’espèce humaine. La réflexion théorique sur le « post-humain » est déjà très nourrie, à partir, notamment, de la remise en cause des frontières entre l’humain, l’animal et même les autres règnes du vivant. Les rapports entre l’art et les biotechnologies donnent même lieu à des expositions thématiques d’envergure.58 En incarnant leur projet dans un medium vivant, certains artistes font plus que franchir la limite entre le virtuel et l’actuel. Leurs motivations, en cela, plongent souvent leurs racines dans une remise en cause de la place dominante de l’homme par rapport à l’animal.59 L’usage de cobayes de laboratoire n’est-il pas d’une cruauté comparable à celle de l’écorchement de Marsyas, l’homme-animal, par Apollon ?

Les artistes, travaillant à la matérialisation de leurs idées au moyen de cultures cellulaires ou d’autres processus corporels mettant en œuvre des techniques scientifiques, apportent, depuis quelques années, une dimension critique et une corporéité à l’essor de ces recherches scientifiques et de leurs applications dans la vie quotidienne. Les paroles suivantes de Kira O’Reilly, concernant son travail à SymbioticA60, n’ont rien à voir avec la méthode scientifique :

 

Dans ce travail, il y a un puissant désir de métisser l’intégrité de l’incorporation avec toutes ses associations agréables et repoussantes, avec tous ses à-côtés grouillant d’ambivalences et d’ambiguïtés. Dans cette optique, ce travail se place dans la continuité des récits concernant l’« autre », le « monstrueux » et les angoisses profondes enfouies dans la représentation que se fait notre société des innovations actuelles de la biomédecine et de la biotechnologie.61

 

 L’art franchit les frontières, et, notablement, celle qui a été dessinée entre l’humain et l’animal, de même qu’entre le sujet et son objet. Rilke ne disait-il pas de Cézanne, peignant d’après le motif : « Il a dû s’asseoir là-devant comme un chien, regardant avec simplicité, sans aucune nervosité ni la moindre arrière-pensée »62 ? La peau retournée de l’ « insolent satyre » ne nous apporte pas tant la projection d’un monde intérieur sur l’extérieur, que le retour, sans arrière-pensée, à la dimension du fait, à sa rugosité.63

Jusepe de Ribera, Apollon et Marsyas, 1637, huile sur toile, 185 X 242 cm., Musées Royaux des Beaux Arts, Bruxelles. Photo Musées Royaux des Beaux Arts.

Art Orienté objet (AOo), Skin Culture [Culture de peau], 1996, tatouage  sur tissu cellulaire, dans une boîte de Pétri. Photo provenant du site Internet des artistes, artorienteobjet.free.fr

Julia Reodica, Unisex_Hymen @2weeks [Hymen_unisex @2semaines], culture de tissu musculaire aortique de rat et de cellules vaginales de l’artiste dans une boîte transparente, 2004. Photo fournie par l’artiste.